vendredi, 04 octobre 2019 12:37

L´indépendance d´esprit

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Réjean DeGaules

Qui aujourd'hui pourrait se targuer sans rire d'être individuellement indépendant de l'état, du capital, du système, de toute matérialité produite à la chaîne ? Personne. Quand l'on est soi-même assez indépendant de toutes ces structures c'est qu'on se réalise en fonction de gens qui eux en sont dépendants. Autrement dit, dans notre temporalité dans laquelle tout est lié, on en sort jamais. Quoi que l'on fasse, ces actions dépendent de l'état, du capital, de toute matérialité produite à la chaîne. C'est ainsi très difficile de moraliser autrui. On assiste actuellement, via le militantisme environnemental, à des manifestations composées de gens qui n'ont jamais rien produit de leur vie et qui font la morale aux gens qui produisent tout pour eux. Quelle étrangeté tout de même ! Comment est-ce possible ?!Comment autant de gens arrivent à ne rien voir ? Évidemment, nombre de manifestants n'étaient présents à la marche pour le climat que pour le plaisir de se ressembler sans pour autant adhérer intégralement à toutes les modalités de la cause. Mais il y a assurément des gens qui y croient totalement, qui agissent en conséquence, mais qui ne voient pas qu'ils sont mal placés pour faire la morale, puisqu'ils font produire leur bien matériel par les autres. C'est comme si l'esprit de ces gens était séparé de ce qu'ils sont ou de ce qu'il est possible d'être. Dans certains cas, on pourrait croire à de l'indépendance d'esprit. Ce sera le sujet de l'article.

Pendant que nos actions dépendent de l'état, du capital et de la matérialité produite à la chaîne, l'esprit, autrement dit, l'aspect immatériel qui compose chaque personne, bien que souvent influencé par l'état, le capital, le système, garde cette possibilité d'en être indépendant, car l'esprit est indicible et souvent volatile. On peut le nommer, mais pas le fixer, le chosifier et ainsi le reproduire. Du moins, le reproduire, le dénature ou le caricature. L'esprit a ses secrets indéchiffrables, car aucunement composé de chiffres. Pendant que le corps est en action, l'esprit d'une personne peut être complètement ailleurs et ça ne se voit pas, ça ne s'observe pas. La méthode empirique de la science peut donner les moyens d'expliquer en partie l'esprit d'une personne, mais seulement en partie.

Or, nous assistons, impuissants, en ce moment, à la chosification des esprits. Comment est-ce possible ? Les humains consentent à se dévoiler. Tout ce qui leur passe par la tête doit être exprimé.

Devant des collègues, sur les médias sociaux, peu importe, puisque l'homme devenu marchandise n'est plus en mesure de se faire comprendre autrement que par le partage de son expérience personnelle. Lorsque l'homme vivait encore une expérience intégralement collective, il n'avait parfois pas besoin de parler pour se faire comprendre. Les gens étaient à ce point interdépendant qu'ils finissaient par se connaître et la parole pouvait s'avérer ainsi superflue. Mais nous n'en sommes plus du tout à cette phase de la vie en société. Les humains sont en conflit avec ce qui les constitue et les permet d'exister : la famille, le village natal, les valeurs ancestrales, etc. Pour continuer à échanger, il a bien fallu trouver une solution de rechange. Ainsi, nous en sommes arrivés à vivre dans une société dans laquelle tous les échanges entre les hommes ont un prix, que ce soit directement via le café qu'on prend ensemble ou indirectement via l'état qui place un prix sur les études ou sur notre travail. Bref, pour nous comprendre nous devons en raconter long sur notre vie. Que les gens révèlent leurs données bancaires ou leur photo de vie intime sur internet n'est pas étonnant. Heureusement, les écornifleurs ne sont pas si nombreux... Du moins, on l'espère. Surtout quand l'on constate que des gens s'échangent des photos d'eux-mêmes à poil. Ce qui est souvent très peu érotique par ailleurs. J'ouvre une parenthèse : l'excitation se maintient généralement parce que justement on veut en voir plus, on veut en savoir plus. La transparence totale, dans le journalisme comme en amour, tue la curiosité et le désir qui l'accompagne. Ne déduisez pas qu'une photo de nu n'est pas excitante. Simplement, si l'homme connaissait l'intégralité de l'esprit de la femme, il ne voudrait plus d'elle, de même pour la femme envers l'homme. Pareil en ce qui a trait au corps. La transparence totale et absolue n'est qu'une étape franchise, avant que s'amenuise le mystère. Bref, amoindrir le mystère n'est pas forcément érotique. Remercions donc la police des moeurs d'exister. Tant qu'elle n'impose pas la transparence complète par une loi, elle fait en sorte que nous gardons plusieurs pensées pour nous-mêmes et elle est donc indispensable au maintien des secrets de l'esprit et de l'imaginaire. Nous conservons ainsi notre besoin de découvrir l'autre, autant au sens propre que figuré et spirituel.

Malgré que nos vies deviennent images d'archives de notre vivant, en plus d'être statistiques et données, l'esprit conserve encore une partie de ses secrets. Les faux profils de sites de rencontre n'arriveront pas à faire cracher le morceau. Non, l'esprit n'a pas encore été intégralement chosifié, mais quelque chose me dit que l'époque de l'implantation de puces au cerveau servant à lire notre esprit n'est pas si éloignée de notre temps. La technologie qui permet de numériser notre identité est accessible. La résistance à se dévoiler en tant qu'objet chiffrable qui se met en spectacle pour se convaincre de son existence s'amenuise. Alors pour quelle raison ne numériserions-nous pas l'esprit et les idées qui s'y trouvent ?

Fabriquer le consentement

Pour y arriver, il faudrait fabriquer le consentement. Faire en sorte que l'esprit numérisé rassure, sécurise, rende en mesure d'exercer des fonctions indispensables dans la société. Par exemple, quel entrepreneur incapable de trouver le type d'employé qu'il recherche, parce que tout le monde ment sur son CV, ne désire pas secrètement lire dans la tête des gens ? En numérisant l'esprit, combien de temps sauverait-il au moment de l'embauche ? Si tous les entrepreneurs se servent de cette technologie, ne pas l'utiliser serait source d'angoisse, d'improductivité. La concurrence, qui a accès aux cerveaux des gens par une base de données, finirait par prendre le dessus sur l'entrepreneur qui ne s'en sert pas. Les entrepreneurs ne pourraient plus s'en passer. D'abord, parce que leur succès en dépendrait. Ensuite, parce qu'avec le temps, ce serait même la survie de l'entreprise qui en dépendrait. Leurs capacités à se démener sans elle s'amenuiseraient. Sans cette technologie, leur autonomie serait celle d'un enfant qui vient de sortir du ventre de sa mère. Raison pour laquelle, les entrepreneurs trouveraient un moyen de faire en sorte que chaque l'esprit des hommes soit numérisé.

Dans l'introduction du Festin nu de William S. Burroughs, l'auteur, lui-même drogué à l'os, nous raconte que la drogue – celle qui crée une accoutumance grave ne cesserait de se répandre qu'en éliminant la dépendance elle-même, c'est-à-dire, une maladie, base de ce qu'il nomme la pyramide de la came. Autrement dit, rien ne sert d'enfermer les vendeurs, car le toxicomane, peu importe l'interdit, trouvera toujours, toujours, toujours ! un moyen de se droguer. Autrement dit, si ce n'est pas la came qui se rend au toxicomane, c'est le toxicomane qui se rend à la came, peu importe le moyen pour y arriver. Il se peut bien que Burroughs ait écrit ce chapitre dans le but de continuer d'acheter sa drogue en paix ou de vendre son livre et d'ainsi récolter l'argent nécessaire à la consommation de sa drogue. Après tout, si on résume son propos, il fallait soit éliminer la dépendance, soit éliminer les toxicomanes, donc, lui-même. Donc, adhérait-il réellement à sa propre idée ? Néanmoins, ce que dit ce chantre pédé de la beat generation à propos de la personne accro aux drogues qui crée une accoutumance s'applique aussi à la personne intoxiquée par le numérique. Raison pour laquelle, Burroughs est pertinent ici. L'intoxiqué au numérique, s'il venait à manquer de données sur son I-Phone, agirait probablement de cette manière. Il prendrait tous les moyens pour se reconnecter. Enfermer les vendeurs de connexion internet ne servirait à rien. Le toxicomane du numérique trouverait un moyen de se brancher aux données numériques devenues denrées rares. L'entrepreneur sera de la même manière dépendant des données que lui procure la numérisation des esprits des gens et prendra TOUS les moyens pour arriver à ses fins. Ainsi fonctionne l'accro au capital ou à la technologie. Catastrophiste dites-vous ? Imaginez-vous un instant sans internet durant une période indéterminée.

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