samedi, 27 avril 2019 12:30

Judaïsme allemand et cosmopolitisme

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Dessin allégorique de Walter Crane, « dédié aux travailleurs du monde », paru à la veille du 1er mai 1910 dans le New Yorker Volkszeitung, journal socialiste de langue allemande publié à New York entre 1878 et 1932.

Dans le cadre d’une réflexion sur l’internationalisme, le judaïsme de langue allemande mérite sans doute une attention particulière. Depuis la fondation de la Deuxième Internationale à la fin du XIXe siècle, l’Allemagne a été en effet le centre d’irradiation de l’internationalisme socialiste, notamment dans sa version marxiste. Au tournant du XXe siècle, la langue allemande s’impose comme la lingua franca des internationalistes du monde entier. C’est donc en Allemagne que s’installent certaines figures de premier plan comme Rosa Luxemburg, Parvus (Alexander Israel Helphand) ou Karl Radek, qui ont profondément marqué la définition moderne de l’internationalisme en en dessinant le profil tant théorique (l’analyse du capitalisme comme système mondial, la théorie de la révolution permanente) que pratique (l’opposition à la vague nationaliste qui s’empare de l’Europe en 1914). Dans le processus de transformation de l’universalisme hérité des Lumières en internationalisme socialiste, les juifs ont joué un rôle fondamental. C’est en Allemagne, non seulement à cause de la position géographique tout à fait cruciale de ce pays, au cœur de l’Europe, qu’en raison de sa position culturelle singulière, à mi-chemin entre les États-nations et les empires multinationaux, que les juifs, entre assimilation et renaissance nationale yiddish, deviennent les acteurs privilégiés de cette métamorphose. D’une certaine manière, le cosmopolitisme juif est ainsi un substrat de l’internationalisme : c’est pourquoi analyser le premier peut aider à mieux comprendre les conditions d’émergence du second, ainsi que, pendant toute une partie de l’histoire, ses formes spécifiques dans une bonne partie de l’Europe. 2Dans l’imaginaire collectif du monde occidental, les juifs sont souvent représentés comme l’incarnation du cosmopolitisme. À l’instar de tous les lieux communs, ce stéréotype contient un noyau de vérité, qu’il ne faudrait néanmoins pas généraliser. Si l’on définit le cosmopolitisme comme un sentiment ou une disposition mentale vis-à-vis du monde, il est évident qu’il existe depuis l’Antiquité, et qu’il a connu une forte impulsion à l’époque des grandes découvertes, pendant la Renaissance, puis sous les Lumières, au XVIIIe siècle. Et aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, la globalisation de l’économie nous transforme tous, d’une certaine manière, en « citoyens du monde ». Le cosmopolitisme a néanmoins toujours été combattu par le nationalisme et, comme toute culture, la culture juive a été elle aussi traversée par ce conflit : le sionisme est ainsi né comme une forme de nationalisme fortement opposée à une longue tradition diasporique de cosmopolitisme. Si cependant on ne considère pas seulement le cosmopolitisme comme une forma mentis, comme un sentiment abstrait d’appartenance à une communauté humaine universelle, ou comme un projet politique — le droit cosmopolitique de Kant —, mais comme une tendance historico-sociale, la spécificité du cosmopolitisme juif apparaît de manière plus évidente. En effet, pendant des siècles, le cosmopolitisme a été pour les juifs une condition de vie faite de mobilité, de circulation, d’échanges, d’acculturation, d’exil et de multilinguisme. Cela explique la diffusion d’un mythe — non dépourvu à ses origines d’une connotation antisémite — tel que celui du « juif errant », Ahasvérus, qui raconte son vagabondage éternel entre les continents et les peuples. Certaines figures marquantes de la culture juive moderne, de l’écrivain Joseph Roth au peintre Marc Chagall, ont illustré ce mythe dans leurs œuvres. Et ce cosmopolitisme a été, à plusieurs égards, le destin de beaucoup d’intellectuels juifs du XXe siècle, partagés entre tradition et modernité, entre leur ancrage dans la religion et leur insertion dans un monde sécularisé, ou bien encore déchirés, géographiquement cette fois, entre l’Europe, l’Amérique et Israël : il suffit de penser ici à Albert Einstein, qui amorce sa carrière scientifique en Allemagne pour l’achever à Princeton, aux États-Unis, à Marc Chagall, qui quitte Vitebsk pour Paris, à Elias Canetti, qui achève sa parabole d’écrivain à Londres, après avoir vécu dans les Balkans, à Vienne et à Zurich, ou à Isaac Bashevis Singer, le grand narrateur du monde juif de langue yiddish, lui aussi — comme Canetti — prix Nobel de littérature, qui au milieu des années 1930 quitte Varsovie pour New York.

Le cosmopolitisme apparaît ainsi comme un élément structurel de l’histoire juive qui prend forme après l’Émancipation, lorsqu’elle cesse d’être une histoire séparée et s’interpénètre avec celle des pays et des peuples au sein desquels et avec lesquels les juifs vivent, et auxquels, souvent, ils s’identifient complètement. La grande saison du cosmopolitisme juif commence donc pendant la seconde moitié du XIXe siècle, lorsqu’une grande vague migratoire pousse des millions de juifs de l’Europe orientale vers l’Occident, en direction des grandes métropoles allemandes et autrichiennes, ainsi que Paris et Londres, puis enfin vers les États-Unis. Elle s’achève après la Seconde Guerre mondiale, quand ce processus est d’abord arrêté par le génocide nazi, puis canalisé par la naissance de l’État d’Israël, qui a souvent été le point d’arrivée d’un nomadisme étalé sur plusieurs générations. Ce cosmopolitisme connaît deux grands foyers : la Mitteleuropa et la Yiddishkeit.

La Mitteleuropa — l’Europe centrale de langue allemande — est à plusieurs égards une création juive. Ce sont en effet les juifs qui cimentent l’unité d’un monde culturel dépassant les frontières étatiques et pénétrant au sein des cultures slaves, balkaniques et italiennes. L’Allemagne n’est pas pour eux une Vaterland faite « de sang et de sol » mais une langue et une culture dont ils se font les interprètes, et qu’ils renouvellent et enrichissent en la fusionnant avec d’autres cultures et d’autres traditions. C’est la langue allemande de l’écrivain pragois Kafka, celle du poète de Bucovine Paul Celan ou des écrivains viennois Joseph Roth, Stefan Zweig et Elias Canetti, qui intitule le premier volume de son autobiographie La langue sauvée. La Yiddishkeit, quant à elle, c’est la culture moderne de langue yiddish, née dans l’empire des Tsars au XIXe siècle et qui fleurit ensuite dans les grandes capitales de la diaspora juive, de Varsovie à Vilno, de Berlin à New York — une culture qui ne peut pas vivre repliée sur elle-même, mais qui a besoin d’un contact permanent avec les cultures environnantes. Ses représentants voyagent ainsi d’une capitale à l’autre, entre un pays et un autre, en faisant vivre le yiddish en symbiose avec le polonais, le russe, l’allemand, le français et l’anglais. Comme les figures des tableaux de Chagall, dans lesquels les rabbins et les vaches volent au-dessus des toits, ils semblent ainsi souvent suspendus dans le vide ; ils sont les Luftmenshn, littéralement les « hommes de l’air », qui vivent et flottent dans le ciel. Et il y parmi eux un grand nombre de « révolutionnaires sans racines », de Trotski à Rosa Luxemburg, qui font du socialisme leur patrie et défendent un esprit universaliste placé au-dessus des identités et des frontières nationales. Chacune de ces dimensions du cosmopolitisme juif mériterait une analyse particulière ; dans ce texte, je m’attacherai cependant au seul cas des juifs de langue allemande.

De Berlin à Vienne, de Riga à Tchernowicz, de Prague à Budapest, l’allemand était donc la lingua franca des juifs de la Mitteleuropa. Les différences entre l’Allemagne de Guillaume II et l’Autriche multinationale n’étaient certes pas négligeables, mais elles étaient surmontées par une certaine homogénéité culturelle due à la mobilité et aux échanges. Il était tout à fait naturel, pour un écrivain pragois de langue allemande comme Kafka, de publier à Leipzig ou à Berlin, et pour un intellectuel socialiste autrichien comme Rudolf Hilferding de devenir ministre allemand de l’Économie sous la République de Weimar. Peu soucieux des frontières étatiques, les juifs façonnaient l’unité culturelle de l’Europe centrale de langue allemande dans laquelle ils constituaient — peut-on dire a posteriori — une « communauté de destin ».

Pendant le « long » XIXe siècle, la germanisation constitue la tendance dominante au sein du judaïsme allemand. La circulation et la mobilité semblent devenues l’apanage des juifs de l’Est : à partir des années 1880, une grande vague migratoire déplace ainsi des centaines de milliers de juifs de l’empire tsariste vers les États-Unis. Cependant, cette germanisation recherchée, revendiquée et constamment mise en valeur par un vaste ensemble d’associations civiques et culturelles, toujours en première ligne dans les célébrations patriotiques, n’entrave nullement le cosmopolitisme sous-jacent à la vie d’un groupe dont l’identité religieuse, culturelle et, dans une large mesure, socio-économique, s’était définie, historiquement, au sein d’un espace européen sans limitations étatiques. Pour dire les choses autrement, si le judaïsme allemand se conçoit, tout au long du XIXe siècle, sous une forme nationale-allemande — une tendance dont on peut voir l’apogée dans les écrits de Hermann Cohen pendant la Première Guerre mondiale —, ses modalités d’existence gardent très souvent un ancrage religieux, expriment une dynamique démographique propre, s’inscrivent au sein de réseaux économiques transnationaux et participent d’un vaste mouvement de transferts culturels européens, voire internationaux. Cet ensemble de facteurs constitue ce que l’on peut appeler, de façon très synthétique, la base structurale du cosmopolitisme juif.

En l’espace de deux générations, les juifs allemands se transforment en une communauté relativement aisée, constituée essentiellement de classes moyennes et appartenant pleinement aux différentes couches de la bourgeoisie cultivée (Bildungsbürgertum). Sous l’impulsion de ses élites (réformées et d’orientation libérale), se dessine alors une stratégie de confessionalisation de la minorité juive : ses membres se voient comme des citoyens allemands « de foi mosaïque » (deutsche Staatsbürger jüdischen Glaubens), à côté des catholiques et des protestants. Exclus de facto de la fonction publique en dépit de l’octroi des droits civiques , ils trouvent dans la culture une voie privilégiée de « germanisation ». C’est la Bildung, une expression qui indique un ensemble de valeurs — formation, éducation, auto-accomplissement, souci éthique, bonnes manières — qui permet aux juifs de se sentir des Allemands à part entière Perçus par la plupart de leurs compatriotes « de souche germanique » comme un corps étranger à la nation, ils sont devenus des citoyens du Reich, mais pas des membres du Volk allemand, dont les frontières, bien qu’invisibles, demeurent solides, pour ne pas dire infranchissables.

En Russie, en présence d’un antisémitisme d’État qui perpétue des formes anciennes d’exclusion et de persécution, la modernité juive prend un caractère national, axé sur le renouveau de la langue et de la culture yiddish. En France, où l’Émancipation remonte à 1791, l’assimilation culturelle n’avait ni remplacé ni précédé l’émancipation politique ; c’est plutôt cette dernière qui en avait été le moteur. Sous la Troisième République, prospère ainsi une vaste couche de « juifs d’État », hauts fonctionnaires, officiers, professeurs de l’enseignement supérieur, ministres. En Italie, un processus analogue se développe, de façon extrêmement rapide, pendant la seconde moitié du XIXe siècle, lors de l’unification nationale. Dans ces deux pays l’antisémitisme est donc soit anti-moderne (le catholicisme italien) soit « subversif » (le nationalisme français), puisqu’il s’attaque à des institutions perçues comme des créations juives, « infiltrées » et « corrompues » de l’intérieur; il n’est pas « conservateur » comme dans l’Allemagne de Treitschke, où il vise à préserver le caractère ethnique et chrétien de l’État. À mi-chemin entre la Russie des Tsars et la France républicaine, le judaïsme allemand ne peut se construire ni sur un axe national (la yiddishkeit), ni sur un axe politique (la citoyenneté comme incarnation de la nation), mais sur un axe culturel (la Bildung).

C’est en gardant à l’esprit ces différents modèles de construction de la modernité juive que l’on peut mieux comprendre les effets contradictoires, parfois même opposés, de la diffusion et du rayonnement de la culture judéo-allemande dans le reste de l’Europe. Deux exemples de transferts culturels illustrent ce phénomène : la diffusion de la Haskalah en Europe de l’Est, et les métamorphoses de la Wissenschaft des Judentums en France.

La Haskalah — les Lumières juives, nées en Allemagne vers la fin du XVIIIe siècle sous l’impulsion de Moses Mendelssohn — prépare le terrain pour les lois d’Émancipation : rétrospectivement, elle apparaît comme la première étape de construction d’un judaïsme allemand moderne, assimilé et sécularisé. En revanche, dans l’empire des Tsars, à partir de la fin du XIXe siècle lorsque son impact se fait sentir avec plusieurs décennies de décalage, la Haskalah importée d’Allemagne ne débouche pas sur l’assimilation, mais sur la modernisation et la sécularisation d’un judaïsme qui se donne une identité nationale propre. Dans un contexte dominé par l’antisémitisme — un antisémitisme largement répandu, prôné par l’État et profondément enraciné dans la société —, l’ouverture du monde juif aux grands courants de la modernité occidentale, dont la Haskalah est le vecteur, prend la forme d’un renouvellement de la culture yiddish, fondement d’une nation juive diasporique. Il y a là, comme le souligne Régine Robin, un paradoxe fascinant, si l’on pense à la lutte acharnée menée par la Haskalah allemande contre le yiddish, jargon du ghetto, stigmate d’un passé honni et emblème d’une culture rejetée en bloc comme irrémédiablement obscurantiste.

La stratégie d’assimilation et d’acculturation du judaïsme allemand trouve son pilier dans l’Association centrale des citoyens allemands de foi mosaïque (Zentralverein deutscher Staatsbürger jüdischen Glaubens), d’orientation patriotique et libérale, dont le support intellectuel est une institution encore plus ancienne, l’école de la « Science du judaïsme » (Wissenschaft des Judentums). Fondée à Berlin en 1819 par Édouard Gans et Leopold Zunz, cette école est une sorte d’université juive, qui à la différence des séminaires rabbiniques, est ouverte à un public laïque et dispense ses cours en allemand. Elle est à l’origine d’une nouvelle interprétation du judaïsme destinée à exercer une vaste influence sur l’ensemble de l’Europe. Radicalement opposée aux courants mystiques et messianiques, la Wissenschaft des Judentums procède à une interprétation rationaliste du judaïsme : son héritage théologique est soumis à une exégèse rigoureuse, menée à l’aide de la philologie, tandis que sous l’égide de Heinrich Graetz l’histoire juive commence à être étudiée selon des critères scientifiques — vérification des sources, exploitation des archives, etc. . Née dans un rapport de filiation avec la Haskalah, l’école de la « Science du judaïsme » vise à adapter les juifs à la société allemande, en inscrivant leur histoire dans le cadre plus vaste de l’histoire allemande et européenne. Dans le contexte allemand, dont les grandes lignes ont été rappelées plus haut, la Wissenschaft des Judentums peut agir comme un véhicule de préservation du judaïsme par sa modernisation. Exportée en France, au sein d’une communauté israélite d’origine largement judéo-allemande, elle connaît cependant un parcours tout à fait différent, en contribuant, en dernière analyse, à la dissolution d’une culture et d’une pensée juives. En effet, comme l’a brillamment montré Perrine Simon-Nahum dans La cité investie, les savants israélites formés à l’école de la « Science du judaïsme » ne bâtissent pas en France une institution culturelle et scientifique juive, mais achèvent leur carrière au sein des plus prestigieuses institutions académiques de la République française : un philologue, Solomon Munk, remplacera ainsi Ernest Renan au Collège de France, un historien, Joseph Derenbourg, sera accueilli à l’École pratique et un spécialiste de la Kabbale, Adolphe Frank, deviendra membre de l’Institut. Le résultat de ces itinéraires sont, ainsi que le souligne Perrine Simone-Nahum, deux ouvrages classiques, aux antipodes l’un de l’autre : en Allemagne, un monument de la pensée juive comme Die Philosophie des Judentums de Julius Guttmann (1933) ; en France, Les formes élémentaires de la vie religieuse d’Émile Durkheim (1912), étude fondatrice de la sociologie moderne dont l’approche scientifique suppose une vision du monde désormais complètement sécularisée. Si le livre de Guttmann s’inscrit dans la lignée de la « Science du judaïsme », celui de Durkheim a désormais rompu avec cette tradition.

À l’arrière-plan de ce modèle judéo-allemand, fait d’assimilation culturelle et d’exclusion politique, se dessine une scission de plus en plus marquée, au sein de la Bildungsbürgertum, entre juifs allemands : si les uns identifient l’idéal normatif de la Bildung aux Lumières, dont ils donnent une interprétation universaliste, les autres tendent à réinscrire ses valeurs dans un moule national de plus en plus étriqué. La Bildung a permis aux juifs de s’approprier la culture allemande, mais la stigmatisation dont ils font l’objet — en dépit de leur réussite socio-économique et culturelle — les prive, dans l’espace public, des attributs de moralité, de dignité et de respectabilité (Sittlichkeit), qui restent un privilège exclusif des Allemands « aryens ». Bref, les juifs sont prisonniers d’une contradiction insurmontable, selon la formule de George L. Mosse, entre Bildung et Sittlichkeit, la première de plus en plus judaïsée, la deuxième toujours hors d’atteinte, même pour les personnalités les plus riches et puissantes comme par exemple le banquier Gerson Bleichröder ou l’industriel Walther Rathenau. C’est dans ce contexte que l’antisémitisme remplit la fonction d’un code culturel nécessaire à la définition d’une identité allemande problématique : le culte de l’Allemagne ancestrale et aristocratique s’oppose à la modernité (juive), et l’identité allemande se définit, en négatif, par opposition à la judéité.

Plus encore qu’un produit de l’identification des juifs aux idéaux de la Bildung, le cosmopolitisme est une caractéristique typiquement juive dans la perception du nationalisme allemand. De Treitschke à Hitler, l’équation juifs-cosmopolitisme est un des traits permanents de l’antisémitisme. Les juifs constituent ainsi un élément incontournable dans l’opposition entre Kultur et Zivilisation — le débat qui marque toute la culture allemande au tournant du siècle —, à laquelle semble se superposer en termes presque parfaits une dichotomie irréductible entre germanité et judéité. Selon les termes de ce débat, le juif incarne la mobilité de l’argent et de la finance, le cosmopolitisme et l’universalisme abstrait, le droit international et la culture urbaine « dégénérée ». L’Allemand, en revanche, est enraciné dans une terre, crée sa richesse par le travail et non grâce à des opérations financières, possède une culture exprimant un génie national, ne conçoit pas les frontières de son État comme des constructions juridiques abstraites mais comme les marques d’un « espace vital ». Dès la fondation du Reich wilhelminien, ces dogmes sont déclinés par des dizaines d’auteurs ; leurs traces sont visibles par exemple dans les écrits des géographes Friedrich Ratzel et Karl Haushofer, de l’économiste Werner Sombart, du philosophe politique Carl Schmitt, de l’écrivain Ernst Jünger, du philosophe Oswald Spengler, du pangermaniste Arthur Möller van der Bruck, du critique littéraire Paul de Lagarde, du théoricien raciste Houston Stewart Chamberlain et de beaucoup d’autres. Une caractéristique commune de ces textes antisémites réside précisément dans leur usage métaphorique de la figure du juif, nécessaire à une mise en valeur du nationalisme allemand par son opposition au cosmopolitisme juif.

Cet antisémitisme incite les écrivains juifs à rechercher à l’étranger une reconnaissance niée dans leur patrie. Se dessine ainsi un paradoxe : la littérature allemande est représentée en Europe par des écrivains juifs qui sont rejetés comme des étrangers dans leur pays. Dans un essai consacré à Stefan Zweig, Hannah Arendt définit ainsi le cosmopolitisme des écrivains judéo-allemands comme « une nationalité merveilleuse qu’ils revendiquaient dès qu’on leur rappelait leur origine juive, ressemblant quelque peu à ces passeports qui octroient à leur porteur un permis de séjour dans tous les pays, à l’exception de celui qui l’a délivré ». En 1933, exilé à Paris, Joseph Roth soulignait avec force « la tendance naturelle vers le cosmopolitisme » des hommes de lettres juifs. « L’apport indiscutable des écrivains juifs à la littérature allemande — écrivait-il — réside dans la découverte et dans la mise en valeur littéraire de l’urbanisme. Les juifs ont découvert et illustré le paysage urbain et le paysage mental des citadins. Ils ont dévoilé toutes les multiples facettes de la civilisation urbaine. Ils ont montré le café et l’usine, le bar et l’hôtel, la banque et la petite bourgeoisie de la capitale, les lieux de rendez-vous des riches et les quartiers misérables, les péchés et les vices, la ville de jour et la ville de nuit, le caractère des habitants des grandes métropoles. Cette orientation des talents juifs découlait du milieu urbain d’où ils venaient pour la plupart, un milieu où leurs parents avaient été attirés pour des raisons économiques ; elle découlait aussi de leur sensibilité plus développée et de la tendance naturelle des juifs vers le cosmopolitisme [kosmopolitische Begabung]. La majorité des écrivains allemands non-juifs se limitaient à la description du paysage rural, qui était leur patrie. Il existe en Allemagne, dans une mesure plus importante que n’importe où ailleurs, une "littérature de terroir" [Heimatliteratur] consacrée aux régions, à la campagne et aux peuplades, parfois d’un haut niveau littéraire, mais forcément inaccessible aux Européens. À l’étranger, il n’y avait qu’une "Allemagne", dont les interprètes littéraires étaient dans leur majorité des écrivains juifs. » Par conséquent, ajoutait Roth, ils étaient d’autant plus détestés dans leur propre pays, où ils étaient critiqués pour leur « éloignement de la terre », dénoncés comme Kaffeehausliteraten et souvent même comme « traîtres à la patrie ».

Cette contradiction entre Bildung et Sittlichkeit — entre assimilation et antisémitisme — peut déboucher sur une forme radicale de cosmopolitisme, qui s’exprime dans le rejet à la fois du nationalisme allemand et de la judéité, vers une quête identitaire de type post-national. Le phénomène apparaît très tôt, dès l’époque de l’Émancipation, avec Ludwig Börne, Heinrich Heine, Moses Hess et Karl Marx — qui parfois modifieront leur attitude —, pour s’étendre au début du XXe siècle, avec l’essor du mouvement socialiste et communiste. Un texte controversé comme Zur Judenfrage, écrit par le jeune Marx en 1843, est un miroir assez fidèle de cette nouvelle forme de pensée universaliste. Souvent interprété de façon anachronique, pour ne pas dire anhistorique, comme manifeste de la « haine de soi » de Marx ou comme expression d’une tare antisémite du marxisme, il s’agissait en réalité d’un plaidoyer pour une « émancipation humaine universelle » qui aurait inévitablement dépassé les frontières du judaïsme. Percevant ce dernier comme une forme d’obscurantisme religieux et l’interprétant comme une métaphore du capitalisme moderne, Marx exprimait dans ce texte une orientation assez répandue chez les jeunes intellectuels juifs des années 1840, prisonniers d’une double contradiction, entre, d’une part, l’impossibilité de retourner au judaïsme traditionnel à cause de leur assimilation et, d’autre part, l’impossibilité d’accéder pleinement à la germanité à cause de l’antisémitisme environnant. Ils choisissaient donc de rejeter les deux, en les dépassant dans une perspective cosmopolite.

Karl Marx ne fut, de ce point de vue, qu’un précurseur. Au tournant du XXe siècle, le socialisme était une des expressions privilégiées du cosmopolitisme juif, comme le relevait déjà en 1971 Robert Michels dans sa célèbre étude sur la sociologie des partis politiques. L’auteur mettait alors l’accent sur la présence massive d’intellectuels juifs parmi les cadres de la social-démocratie allemande, fait dont il donnait une double explication : d’une part, le ressentiment découlant d’une criante « inégalité de traitement » dont ils faisaient l’objet dans la société ; d’autre part, « la tendance cosmopolite que leurs destinées historiques avaient développée à un si haut degré ». Ce phénomène prend une ampleur considérable après la Révolution russe, lors des crises politiques qui vont secouer l’Allemagne, l’Autriche et la Hongrie entre 1918 et 1923. Les intellectuels juifs sont à la tête des révolutions qui marquent la chute des empires centraux et débouchent, comme en Bavière et en Hongrie, en 1919, sur d’éphémères républiques soviétiques : il suffit ici de mentionner les noms de Rosa Luxemburg, Leo Jogiches et Paul Levi à Berlin, de Kurt Eisner, Gustav Landauer, Ernst Toller et Eugene Leviné à Munich, de Bela Kun et Georgy Lukacs à Budapest ou bien encore d’Otto Bauer ainsi que de Max et Friedrich Adler à Vienne.

Le libéralisme était discrédité, la paix et la prospérité du XIXe siècle avaient disparu sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale, tandis que les partis conservateurs, tantôt confessionnels tantôt nationalistes, n’admettaient pas les juifs dans leurs rangs. Ce contexte ne laissait qu’une alternative aux jeunes intellectuels juifs : soit l’adhésion au sionisme, une version propre du nationalisme, soit le socialisme et le communisme, dont les visées internationalistes étaient interprétées comme l’affirmation d’une identité européenne et universaliste opposée à la montée des nationalismes. Tandis que les uns, dans le sillage de Martin Buber, découvraient l’identité juive et le nationalisme du « sang », l’internationalisme des autres était souvent oublieux, pour ne pas dire hostile, à la « petite différence » juive. En 1917, Rosa Luxemburg, internée dans une prison prussienne à cause de son opposition à la guerre, exprime en termes presque poétiques cet universalisme désormais étranger à la judéité. Face aux malheurs du monde, écrivait-elle à son amie Mathilde Wurm, il ne restait plus, dans son cœur, aucun « recoin spécial » pour les souffrances des juifs : « Je me sens chez moi dans le vaste monde partout où il y a des nuages, des oiseaux et des larmes ».

Le judaïsme allemand entre dans sa phase finale durant les années trente, avant de trouver son épilogue tragique dans les camps de la mort nazis. Le cosmopolitisme devient en quelque sorte sa devise obligée lorsque, sous la République de Weimar, les nationalistes qualifient avec mépris de « Judenpresse » tous les journaux qui défendent la démocratie, comme Die Weltbühne et la Frankfurter Zeitung. Peter Gay a décrit la culture de Weimar comme une sorte de « danse au bord de l’abîme », menée par des « marginaux de l’intérieur » (outsiders as insiders), pour qui l’exil devient leur « le véritable foyer ».

Entre 1933 et 1938 commence le grand exode des juifs allemands, un exode qui dépasse de loin, par ses dimensions, celui des juifs d’Espagne à partir de 1492, ou celui des Huguenots après la révocation de l’édit de Nantes : ils sont en effet plus de 450 000 à quitter l’Europe centrale nazifiée. Toute la culture judéo-allemande est exilée, en établissant ses capitales d’abord à Paris puis, à partir de 1940, à New York. Ce "déracinement" sera définitif, car la grande majorité des exilés ne reviendront pas en Allemagne après la guerre. Les réfugiés se considèrent comme investis de la mission de perpétuer une tradition culturelle allemande, celle de l‘Aufklärung, que le nazisme est en train de détruire. Ils animent des journaux et des revues de langue allemande, parfois des maisons d’édition qui survivent au prix d’énormes difficultés matérielles. L’esprit dans lequel ils travaillent est bien illustré par un petit ouvrage publié en 1934, en Suisse, par Walter Benjamin, sous le titre Deutsche Menschen : il présentait en effet ce recueil, où il avait rassemblé des lettres de philosophes et d’écrivains de l’époque de l‘Aufklärung, comme « une arche bâtie selon un modèle juif », dont le but était de sauver la culture allemande du déluge qui menaçait de l’engloutir. Chez de nombreux exilés, cette mission de préservation et de sauvetage de la culture allemande s’accompagne d’une conscience aiguë de leur judéité, identifiée non pas à une tradition religieuse mais au cosmopolitisme. C’est ainsi que Siegfried Kracauer écrit en 1938 une biographie de Jacques Offenbach, compositeur judéo-allemand exilé en France sous le Second Empire, dont il célèbre « l’exterritorialité », une notion dans laquelle il n’est pas difficile de lire, en filigrane, le destin du judaïsme allemand du XXe siècle. De même, l’autobiographie de Stefan Zweig porte un sous-titre, Souvenirs d’un Européen, qui indique bien la dimension universelle et supranationale, non pas exclusivement autrichienne, qu’il attribue à son expérience d’écrivain viennois. Joseph Roth, quant à lui, se présente carrément comme « un sans-patrie », un citoyen du monde (Weltbürger), et même, avec une touche ironique qui ne manque pas d’exactitude, un Hotelpatriot

L’exil judéo-allemand des années trente est à l’origine d’un transfert culturel de très vaste portée. La culture américaine est ainsi profondément et durablement transformée par cette « greffe » judéo-allemande, et la prééminence scientifique acquise par les grandes universités américaines après la Deuxième Guerre mondiale doit beaucoup à l’apport de ces exilés d’Europe centrale Le rôle qu’ils ont joué par exemple dans le projet Manhattan, grâce auquel les États-Unis sont devenus la première puissance atomique, n’est que l’illustration emblématique d’un phénomène beaucoup plus vaste, concernant l’historiographie comme la philosophie, la psychanalyse comme la sociologie, le cinéma comme la musique, etc. Certains historiens ont même parlé, à ce propos, d’un véritable déplacement de l’axe du monde occidental d’un côté à l’autre de l’Atlantique. L’américanisation des juifs allemands passe par la découverte d’une culture politique républicaine — fondée sur la valorisation du droit et des libertés individuelles, mais aussi de la vertu civique et de l’engagement collectif — qui a toujours été plutôt marginale en Allemagne, où l’exclusion politique était le corollaire permanent de l’excellence intellectuelle. Formés à l’école de la Bildung, les juifs allemands découvrent maintenant les vertus du Bill of Rights : une bonne partie de la science politique américaine — à commencer par les écrits de Hannah Arendt — est le produit de cette rencontre, impliquant une mutation tant de la culture de départ que de celle du pays d’accueil, selon une modalité dont le sociologue exilé Karl Mannheim a fait la première analyse Adoptée au XIXe siècle comme stratégie d’assimilation, la Bildung constitue alors presque un obstacle pour l’intégration des juifs dans une société et dans une culture américaines qui, après avoir remis en cause le vieux paradigme WASP sous l’impact de l’immigration européenne, reconnaissent désormais le pluralisme ethnique et culturel comme leur base. Bien plus que l’État d’Israël nouvellement créé, le pluralisme culturel et politique de la société américaine sera ainsi le nouveau foyer du cosmopolitisme judéo-allemand. Et aussi le lieu où sa parabole s’est achevée.

Source : cairn.info

Commentaires   

 
0 #1 Louis-Philippe 28-04-2019 12:55
C'est un fait historique que le mouvement communiste a toujours été dirigé par un grand nombre de militants juifs, toutes doctrinales tendances confondues. Chaque courant trotskyste ou presque a été mis sur pied par des Juifs, à commencer par Léon Trotsky et ensuite Ernest Mandel, Daniel Bensaïd, et j'en passe.
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