jeudi, 21 mai 2020 15:52

Une peur rationnelle des rassemblements

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Réjean DeGaules

Dans l’état de ralentissement imminent dans lequel se trouvait l’économie avant la crise sanitaire, il était parfaitement raisonnable pour la majorité des dirigeants de craindre les rassemblements. Rien de complotiste, quoique… il s’agisse d’une drôle de coïncidence. La crise sanitaire, qui a mené à une distanciation sociale dont la preuve de l’efficacité n’a jamais été démontrée, arrive juste au moment où il y aurait probablement eu une crise économique intense qui aurait mené de nombreux citoyens à se révolter. La révolte apparaît peu plausible pour quiconque s’enferme dans l’univers médiatique de RDI, LCN ou son petit monde fermé à tout contact avec d’autres humains, mais la révolte existe et peut même parfois bénéfique…

Après toutes les erreurs qu’il a commises, Horacio Arruda a osé, dans le point presse d’hier, affirmer qu’il était possible de retourner au confinement généralisé. Comme si Arruda était encore doté de la crédibilité requise pour confiner toute la population, même celle en parfaite santé.

Horacio Arruda et son copain François Legault ont aussi reçu des menaces. Parions qu’un retour au confinement généralisé pourrait comporter les mêmes dangers à la puissance mille.

La raison pour laquelle Arruda ose ce genre de remarque c’est qu’il ne croit pas la révolte possible à son endroit ou contre le gouvernement. Il apparaît ainsi nécessaire de remémorer à monsieur Arruda en quoi consistaient les rassemblements du passé, telle la période référendaire de 1980, référendum sur l’indépendance du Québec dont on célébrait les 40 ans hier. Gustave Le Bon dans l’ouvrage « psychologie des foules »,  s’est porté volontaire pour expliquer en quoi des mouvements de foule pouvaient consister lorsqu’ils existaient encore. Lui rappeler qu’aucun décret gouvernemental n’arrête, une fois lancée, une foule en colère, pour ne pas dire, en tabarnak !

La foule

D’emblée, il est important de comprendre les intentions de l’auteur. Gustave Le bon craignait autant la manipulation des foules parce qu’elle rendait les hommes primitifs, voire criminels, qu’il pouvait la croire nécessaire parce qu’elle seule menait à des actes de bravoure, d’abnégation. etc.

Ce classique des sciences sociales rend compte des bons et des moins bons côtés de la psychologie des foules. Voici un bon côté. « Le fait le plus frappant, dit-il, présenté par une foule psychologique est le suivant : quels que soient les individus qui la composent, quelque semblables ou dissemblables que puissent être leur genre de vie, leurs occupations, leur caractère ou leur intelligence, le seul fait qu'ils sont transformés en foule, les dote d'une sorte d'âme collective. »

Méthode naturaliste

Notons que Le Bon dit utiliser la méthode naturaliste pour étudier les foules. Le naturalisme est un recours à la nature, voire à l’origine biologique des phénomènes, afin d’expliquer la société. Il est donc surprenant de lire sous la plume d’un « naturaliste », l’expression « âme collective » qui est un phénomène très abstrait qui relève quasiment de la croyance. Mais l’âme collective dont il est question est une manière de désigner la pensée d’un groupe laissée à elle-même, sans intervention divine, rationnelle ou d’une quelconque morale. Ce serait dans la nature des hommes de se comporter tel que le décrit Le Bon. Pour donner une meilleure idée de ce qu’est le naturalisme de Le Bon, voici un extrait qui donne tout son sens à l’expression « naturaliste » : « Passer de la barbarie à la civilisation en poursuivant un rêve, puis décliner et mourir dès que ce rêve a perdu sa force, tel est le cycle de la vie d'un peuple. » Il s’agit d’une pensée quasi exclusivement fataliste. Il n’est donc pas question ici de convaincre qui que ce soit d’adhérer aux idées de Le Bon. Il s’agit plutôt d’un avertissement aux élites. Si vous faites les cons, voilà ce qui arrivera.

Sans qu’on veuille laisser les hommes à leur nature profonde, Le Bon nous permet de comprendre les raisons qu’ont les dirigeants (se sachant consciemment ou pas déconnectés des aspirations de la masse) d’avoir peur des pensées inoffensives, mais différentes. On comprend aussi l’acharnement à placer sur un pied d’égalité les déniaisés intellectuellement qui posent des questions aussi pertinentes que ceux qui avancent que la terre serait plate. On comprend la peur des dirigeants, car la foule laissée à elle-même, écrit Le Bon, est imprévisible. Les actuels dirigeants sont allergiques à ce qui est imprévisible. L’interdépendance de toutes les sphères du village globale exige que tout fonctionne avec la précision d’une machine.

L’âme collective est imprévisible

 Le Bon explique que « Cette âme [collective] les fait sentir, penser et agir d'une façon tout à fait différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d'eux isolément. […] Diverses causes déterminent l'apparition des caractères spéciaux aux foules. La première est que l'individu en foule acquiert, par le fait seul du nombre, un sentiment de puissance invincible lui permettant de céder à des instincts, que, seul, il eût forcément refrénés. […] Chez une foule, tout sentiment, tout acte est contagieux, et contagieux à ce point que l'individu sacrifie très facilement son intérêt personnel à l'intérêt collectif. […] Isolé, c'était peut-être un individu cultivé, en foule c'est un instinctif, par conséquent un barbare. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs. […] Criminelles, les foules le sont souvent, certes, mais, souvent aussi, héroïques. On les amène aisément à se faire tuer pour le triomphe d'une croyance ou d'une idée, on les enthousiasme pour la gloire et l'honneur […] Héroïsmes évidemment un peu inconscients, mais c'est avec de tels héroïsmes que se fait l'histoire. S'il ne fallait mettre à l'actif des peuples que les grandes actions froidement raisonnées, les annales du monde en enregistreraient bien peu.».

Au regard de cette explication, il semble dans l’intérêt de toute forme de dirigeants de faire en sorte que les réactions de la population soient prévisibles. Pour éviter les phénomènes imprévisibles, il vaut mieux interdire les rassemblements et faire en sorte que tout le monde ait son ordinateur personnel et travail seul pour éviter que quiconque s’intègre à l’âme collective trop imprévisible. L’aspiration au naturalisme (nature humaine livrée à elle-même), à tout le moins, aurait l’avantage de faire peur aux dirigeants dominateurs et sûr d’eux-mêmes.

Les 40 ans du référendum sous l’œil de Gustave Le Bon

Les périodes pré-référendaires furent probablement les derniers événements qui amenèrent l’intégralité ou presque de la nation canadienne française à s’exprimer sur une question. Denys Arcand a beau parler du confort et de l’indifférence des Canadiens Français de cette période, il n’en demeure pas moins que tout le monde avait son opinion et que le taux de participation fut de 85, 61 % au premier référendum et encore plus élevé au second référendum sur l’indépendance du Québec. Au sein de ces rassemblements, il est donc possible de détecter une « âme collective ».

Le Bon aurait probablement trouvé brillante l’approche de Justin Trudeau du 20 mai :« J’encourage les Canadiens à réfléchir à comment ils peuvent se protéger et protéger les autres, en suivant les recommandations de la santé publique». Même chose pour la question référendaire de 1980 qui comprenait 622 caractères, 117 mots. Pour Le Bon « Les foules sont un peu dans le cas du dormeur dont la raison momentanément suspendue, laisse surgir dans l'esprit des images d'une intensité extrême, mais qui se dissiperaient vite au contact de la réflexion.» Non, l’encouragement à réfléchir n’est pas une manière de « s’illusionner sur le degré de liberté dont jouit une collectivité ». La réflexion ne peut se réaliser qu’en dehors de la foule, car, comme l’écrit Le Bon : « Les foules ont des opinions imposées, jamais des opinions raisonnées. ». Devant son téléviseur ou son bulletin de vote, autrement dit, dans la solitude, nous sommes réceptifs aux encouragements à réfléchir et notre colère ne peut qu’en être diminuée.

Tout porte donc à croire que l’incitation à réfléchir du gouvernement Trudeau (s’il était écouté) ainsi que la trop longue question référendaire sont de très bons moyens d’adoucir la colère parfaitement légitime que pourrait ressentir « l’âme collective ».

Le Bon renchérit : «C'est une tâche puérile, un inutile exercice de rhéteur que de perdre son temps à fabriquer des constitutions. […] Laissons donc la raison aux philosophes, mais ne lui demandons pas trop d'intervenir dans le gouvernement des hommes. Ce n'est pas avec la raison, et c'est souvent malgré elle, que se sont créés des sentiments tels que l'honneur, l'abnégation, la foi religieuse, l'amour de la gloire et de la patrie, qui ont été jusqu'ici les grands ressorts de toutes les civilisations. ».

De plus Le Bon détermine la foule électorale (distincte des autres types de foules) comme ni pire ni mieux que n’importe quelle foule vue comme fanatique. Le suffrage de quarante académiciens, écrit Le Bon, n'est pas meilleur que celui de quarante porteurs d'eau. Le Bon voit en la foule électorale « la faible aptitude au raisonnement, l'absence d'esprit critique, l'irritabilité, la crédulité et le simplisme. »

« Si donc des gens bourrés de science composaient à eux seuls le corps électoral, leurs votes ne seraient pas meilleurs que ceux d'aujourd'hui. Ils se guideraient surtout d'après leurs sentiments et l'esprit de leur parti. Nous n'aurions aucune des difficultés actuelles en moins, et sûrement en plus la lourde tyrannie des castes. »

Conclusion

«  Pour comprendre les idées, les croyances qui y germent aujourd'hui et écloront demain, il faut savoir comment le terrain a été préparé. L'enseignement donné à la jeunesse d'un pays permet de prévoir un peu les destinées de ce pays. L'éducation de la génération actuelle justifie les prévisions les plus sombres. C'est en partie avec l'instruction et l'éducation que s'améliore ou s'altère l'âme des foules. Il était donc nécessaire de montrer comment le système actuel l'a façonnée, et comment la masse des indifférents et des neutres est devenue progressivement une immense armée de mécontents, prête à suivre toutes les suggestions des utopistes et des rhéteurs. L'école forme aujourd'hui des mécontents et des anarchistes et prépare pour les peuples latins les heures de décadence. »

Ce commentaire a été rédigé avant 1895 (date de parution de l’ouvrage), pas très longtemps avant la Première Guerre mondiale.

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