10.03.2016 - Comment le monde actuel a privatisé le silence

Les technologies modernes nous sollicitent de plus en plus, et chacun semble s’en réjouir. Or, cela épuise notre faculté de penser et d’agir, estime le philosophe-mécano Matthew B. Crawford.

« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre », écrivait déjà Pascal en son temps. Mais que dirait l’auteur des Pensées aujourd’hui, face à nos pauvres esprits sursaturés de stimulus technologiques, confrontés à une explosion de choix et pour lesquels préserver un minimum de concentration s’avère un harassant défi quotidien ? C’est cette crise de l’attention qu’un autre philosophe, cette fois contemporain, s’est attelé à décortiquer.

Matthew B. Crawford est américain, chercheur en philosophie à l’université de Virginie. Il a la particularité d’être également réparateur de motos. De ce parcours de « philosophe mécano », il a tiré un premier livre, Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, best-seller aux Etats-Unis. Il y raconte comment, directeur d’un think tank de Washington où il lui était demandé de résumer vingt-trois très longs articles par jour — « un objectif absurde et impossible, l’idée étant qu’il faut écrire sans comprendre, car comprendre prend trop de temps... » —, il en a claqué la porte pour ouvrir un garage de réparation de motos. Dans ce plaidoyer en faveur du travail manuel, il célèbre la grandeur du « faire », qui éduque et permet d’être en prise directe avec le monde par le biais des objets matériels.

 

“Notre espace public est colonisé par des technologies qui visent à capter notre attention.”

C’est en assurant la promotion de son best-seller que Crawford a été frappé par ce qu’il appelle « une nouvelle frontière du capitalisme ». « J’ai passé une grande partie de mon temps en voyage, dans les salles d’attente d’aéroports, et j’ai été frappé de voir combien notre espace public est colonisé par des technologies qui visent à capter notre attention. Dans les aéroports, il y a des écrans de pub partout, des haut-parleurs crachent de la musique en permanence. Même les plateaux gris sur lesquels le voyageur doit placer son bagage à main pour passer aux rayons X sont désormais recouverts de publicités... »

Le voyageur en classe affaires dispose d’une échappatoire : il peut se réfugier dans les salons privés qui lui sont réservés. « On y propose de jouir du silence comme d’un produit de luxe. Dans le salon « affaires » de Charles-de-Gaulle, pas de télévision, pas de publicité sur les murs, alors que dans le reste de l’aéroport règne la cacophonie habituelle. Il m’est venu cette terrifiante image d’un monde divisé en deux : d’un côté, ceux qui ont droit au silence et à la concentration, qui créent et bénéficient de la reconnaissance de leurs métiers ; de l’autre, ceux qui sont condamnés au bruit et subissent, sans en avoir conscience, les créations publicitaires inventées par ceux-là mêmes qui ont bénéficié du silence... On a beaucoup parlé du déclin de la classe moyenne au cours des dernières décennies ; la concentration croissante de la richesse aux mains d’une élite toujours plus exclusive a sans doute quelque chose à voir avec notre tolérance à l’égard de l’exploitation de plus en plus agressive de nos ressources attentionnelles collectives. »

 

“L’autorégulation est comme un muscle, il s’épuise facilement.”

Bref, il en va du monde comme des aéroports : nous avons laissé transformer notre attention en marchandise, ou en « temps de cerveau humain disponible », pour reprendre la formule de Patrick Le Lay, ex-PDG de TF1 ; il nous faut désormais payer pour la retrouver. On peut certes batailler, grâce à une autodiscipline de fer, pour résister à la fragmentation mentale causée par le « multitâche ». Résister par exemple devant notre désir d’aller consulter une énième fois notre boîte mail, notre fil Instagram, tout en écoutant de la musique sur Spotify et en écrivant cet article... « Mais l’autorégulation est comme un muscle, prévient Crawford. Et ce muscle s’épuise facilement. Il est impossible de le solliciter en permanence. L’autodiscipline, comme l’attention, est une ressource dont nous ne disposons qu’en quantité finie. C’est pourquoi nombre d’entre nous se sentent épuisés mentalement. »

Cela ressemble à une critique classique de l’asservissement moderne par la technologie alliée à la logique marchande. Sauf que Matthew Crawford choisit une autre lecture, bien plus provocatrice. L’épuisement provoqué par le papillonnage moderne, explique-t-il, n’est pas que le résultat de la technologie. Il témoigne d’une crise des valeurs, qui puise ses sources dans notre identité d’individu moderne.

 

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