04.11.2014 - Le secret de Paul Desmarais

Paul Desmarais père, l’homme le plus riche du Québec et l’un des plus grands hommes d’affaires canadiens, est mort la nuit dernière, à l’âge de 86 ans. Le président de Power Corporation « s’est éteint paisiblement, entouré de ses proches, au Domaine Laforest, dans la région de Charlevoix », explique un communiqué émis par la famille Desmarais.

En 1999, le journaliste Michel Vastel, décédé en août 2008, s’était rendu à Sagard, le siège de la famille dans la région de Charlevoix. Son portrait du patriarche, publié dans le numéro du 15 mars 1999 de L’actualité, est ci-dessous.

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La radio du petit aéroport de Saint-Irénée est «calée» à la fréquence 123,0. «Ici Papa, Delta, Gamma. Challenger 601 en approche finale pour un arrêt complet» Au sol, les limousines attendent depuis une demi-heure. La Cadillac en tête, suivie des Buick pour les invités moins prestigieux. Derrière, une camionnette transporte les bagages. La grande visite arrive dans Charlevoix.

Le multimillionnaire Paul Desmarais – «Monsieur Paul», comme on l’appelle dans la région – s’installe en vue d’un long été de réceptions, de parties de pêche à la truite ou au saumon, de chasse au faisan ou à l’orignal. Tous les week-ends, le tarmac de l’aéroport se remplira de jets privés immatriculés aux États-Unis, au Venezuela, en Belgique, au Japon, en Australie

«Ça arrive de partout; en avion, en hélicoptère, en limousine», disent les habitants de la route qui relie l’aéroport au chemin des Falaises, à Pointe-au-Pic, et ceux de la petite route 170 qui, de Saint-Siméon, remonte vers le hameau de Sagard. Dans un rayon de 50 km autour de La Malbaie, le Who’s Who de la finance et de la politique admire cette côte que le seigneur des lieux, Paul Desmarais, compare à la Riviera française, «en 10 fois plus beau».

L’un de ses intimes, qui le visite plusieurs fois par année, est Maurice Druon, secrétaire perpétuel de l’Académie française et auteur desRois maudits. Ce dernier a même écrit un poème inédit sur ce coin du Québec qu’il compare à «ce qui reste de l’Atlantide quand elle était le paradis».

Le livre des invités ressemble à la liste des membres du Conseil consultatif international de Power Corporation, le conglomérat financier de Paul Desmarais, dont l’actif est évalué à 100 milliards de dollars et qui lui garantit des revenus personnels de 33 millions par année, selon l’auteur Peter C. Newman. «Les Lord Thomson of Fleet, les Mannix de Calgary, ces gens-là ne connaissaient pas le Québec, me confie Paul Desmarais. Ils aiment ça Et ils veulent tous revenir!»

Les patrons des plus grandes sociétés du monde pêchent à la mouche et épaulent le fusil avec des membres des familles royales d’Angleterre ou d’Espagne, le cheik Yamani d’Arabie saoudite, d’anciens politiciens comme George Bush, Helmut Schmidt, Pierre Trudeau et Brian Mulroney. Jean Chrétien, dont la fille, France, est mariée à l’un des deux fils de Paul, André Desmarais, est bien sûr un familier de l’endroit.

Mais lorsque je m’étonne que Lucien Bouchard et son épouse aient été vus à deux reprises chez lui l’année dernière, surtout après tout ce que les deux hommes se sont dit pendant la campagne référendaire d’octobre 1995, Paul Desmarais éclate de rire: «Pourquoi vous étonner? Parce qu’il est séparatiste et que je suis fédéraliste? C’est le pays le plus civilisé, ici!»

Paul Desmarais ne va pas dans Charlevoix que pour brasser de grosses affaires ou convertir les politiciens à sa vision du monde: «Nous venons nous reposer et recharger nos batteries», me dit-il. C’est donc une ambiance de détente dans laquelle l’humour du maître des lieux – un autre secret bien gardé! – s’épanouit librement. Un jour que Pierre Trudeau exprimait le désir de conduire la Rolls-Royce de Paul Desmarais sur la route de Pointe-au-Pic, ce dernier lui offrit de prendre le volant. Assis à l’arrière, le milliardaire pouffait de rire: «C’est la première fois que je me fais conduire par un premier ministre!»

Trois villas à Pointe-au-Pic et le Domaine Laforest à Sagard constituent la PME des Desmarais. Une trentaine de personnes y travaillent à temps plein, sans compter la soixantaine d’employés occasionnels pendant l’été. «Une usine sans cheminée», disent les gens de la région, qui côtoient des personnes dont ils devinent qu’elles sont importantes sans même connaître leur nom ou leur titre.

Il y aura bientôt un demi-siècle que Paul Desmarais et son épouse, Jacqueline Maranger, ont découvert Charlevoix. C’était l’époque des «bateaux blancs» qui amenaient les millionnaires de New York, de Montréal et de Toronto au Manoir de Murray Bay, aujourd’hui le Manoir Richelieu. Le vacancier le plus prestigieux du début du siècle, William Taft, président des États-Unis, disait de l’air de Charlevoix qu’il «enivre comme du champagne mais sans la gueule de bois du lendemain matin!»

Le couple louait chaque année une villa de la famille Sévigny. Un jour que Paul Desmarais et son épouse se promenaient sur le chemin des Falaises, ils apprirent que la villa des Capucines, au numéro 48, était à vendre. «Je l’ai aussitôt achetée, raconte Paul Desmarais. C’était en 1954; notre quatrième enfant, Sophie, avait à peine trois ans.» La villa appartenait à Léo Timmins, alors propriétaire des Mines Hollinger, dont la famille a donné son nom à la petite ville du nord de l’Ontario. Le prix, 60 000 dollars, était assez élevé pour l’époque. La propriété est aujourd’hui évaluée à près d’un demi-million de dollars.

Quand il parle de Charlevoix, l’homme d’affaires trahit l’attachement sentimental qu’il témoigne à cette région où ses quatre enfants ont grandi. Deux d’entre eux, André et Louise, se sont d’ailleurs fait construire une maison près de la sienne. C’est là aussi, au golf de Murray Bay, que Jacqueline a appris à jouer: «Un handicap de sept!» dit le patron de Power Corporation avec une fierté évidente. Chaque année, «Jackie» y organise un tournoi où le Tout-Montréal veut d’autant plus être vu qu’il est ensuite reçu à la villa du chemin des Falaises. Les 25 000 dollars de profits que le tournoi rapporte vont au Musée de Charlevoix. Mécènes connus au Québec (ils ont donné 10 millions de dollars au Musée des beaux-arts de Montréal, trois millions à l’Université de Montréal, un million à l’hôpital Sainte-Justine, etc.), les Desmarais n’ont pas oublié leur région: ils ont versé un demi-million de dollars à l’hôpital de La Malbaie et ont financé la construction d’une salle de concert au Domaine Forget, à Saint-Irénée.

De vacancier, Paul Desmarais deviendra châtelain au hasard d’une transaction financière. Il est en effet propriétaire de la Canada Steamship Line, qui possède le Manoir Richelieu, une plage privée à Saint-Siméon et un camp de pêche près de la rivière Petit Saguenay. Quand, à la fin des années 70, il vend la société au futur ministre des Finances du Canada, Paul Martin, Paul Desmarais exclut de la vente toutes les propriétés.

«J’avais donné la plage au maire de Saint-Siméon, explique-t-il, et je croyais que le domaine de Sagard était une concession. Je me suis rendu compte que j’en étais propriétaire en recevant un relevé de taxes municipales de 59 dollars!»

Le domaine fait près de 22 000 acres, l’équivalent d’une centaine de fermes québécoises de taille moyenne, et ses limites s’étendent sur 80 km. On y a recensé jusqu’à 36 orignaux en 1996, et ses 32 lacs recèlent les plus belles réserves de truites de la région. Mais il y a 20 ans, les cabanes de rondins de la Canada Steamship Line étaient en piteux état et envahies par une colonie de chauves-souris. Jacqueline Desmarais refusera donc de s’y installer à moins que son mari ne lui construise une maison convenable.

La famille a déjà une luxueuse résidence à Montréal, chemin Ramezay, un château de marbre à West Palm Beach, en Floride, un chalet à Morin-Heights, dans les Laurentides, des pied-à-terre au Claridge de Londres et au Ritz de Paris. Mais c’est à Sagard, un hameau de 61 modestes maisons où vivent 276 personnes, avec un seul magasin général, que Paul Desmarais aime se retirer. «Les gens de l’endroit se moquaient de moi quand j’ai appelé cela le «Domaine Laforest». Ils ne savaient pas que c’était en souvenir de ma mère, Lebea Laforest», dit-il en me montrant, sur un petit guéridon d’époque, dans son immense bureau de président de Power Corporation, la photo jaunie d’une jolie femme de 30 ans en longue robe blanche.

Au fil des ans, Paul Desmarais a investi une petite fortune à Sagard, «trop d’argent», soupire-t-il en me confiant qu’il a renoncé à y construire le château pour lequel il a fait aplanir une montagne et dont la maquette s’empoussière dans un des nombreux entrepôts de la propriété. Il vient quand même de faire ériger, sur le plus haut sommet de son domaine, une statue – baptisée Notre-Dame de Laforest par le curé de la paroisse Saint-Isidore de Sagard – et prévoit faire construire une petite chapelle.

«Terrain privé. Défense de circuler», indique une pancarte grossièrement peinte à la main. Sur l’étroite route qui serpente dans une coulée de bouleaux et d’épinettes, des panneaux limitent la vitesse à 50 km/h. Au détour du chemin, une immense porte d’acier arrête le promeneur indiscret Mais étant donné que la visite de l’équipe de L’actualité est annoncée par le propriétaire lui-même, elle s’ouvre soudain, comme par magie.

À l’embranchement, deux chemins mènent au bâtiment principal, le «pavillon de chasse»: l’un conduit aux entrées de service réservées aux livreurs et aux camionnettes qui transportent les bagages. L’autre, destiné aux limousines des invités, contourne un vaste champ où paradent des faisans, puis s’élève vers une colline pour mieux faire découvrir la majestueuse silhouette de cet immense pavillon carré doté d’une cour intérieure, et dont les murs de pin et les toits de bardeaux de cèdre rappellent l’architecture des établissements de villégiature de Charlevoix. À chaque extrémité, deux grands drapeaux du Canada et du Québec claquent au vent.

Dans une aile de deux niveaux se trouvent une dizaine de chambres à coucher, deux salles à manger et deux salons, une bibliothèque. Au sous-sol, on trouve l’armurerie, les penderies où on garde les costumes de chasse au faisan, les buanderies et les dépendances où s’agitent femmes de chambre et marmitons. En hiver, les invités accèdent à la longue piscine chauffée et aux salles d’exercice par un couloir vitré d’où on aperçoit une serre remplie d’azalées en fleurs et de fines herbes pour les cuisines. C’est là que Paul Desmarais se remet d’un pontage coronarien en faisant une heure de tapis roulant par jour.

Deux autres ailes abritant des entrepôts, des garages et les quartiers de la demi-douzaine d’employés qui y résident en permanence complètent le bâtiment, percé d’arches assez grandes pour laisser passer la Cadillac 1906 que préfère George Bush, la Rolls-Royce que Trudeau aimait tant conduire et le véhicule d’incendie que Paul Desmarais a dû acheter pour protéger sa propriété!

Plus loin dans la montagne, le couple Desmarais s’est fait construire Le Petit Bonheur, un manoir où seuls quelques rares privilégiés sont invités. Puis il y a La Gaminerie, une cabane de rondins sans électricité où les enfants passent parfois la nuit en compagnie d’un guide. C’est là, au bord du lac Chicot, que Paul Desmarais aime se retirer avec ses petits-enfants, leur montrant à pêcher la truite. Mme Desmarais s’installe pendant de longues heures dans le belvédère, face au plus grand lac de la propriété, le McLagan, occupée à lire ou à fredonner les mélodies des chansons qu’elle interprète le soir pour ses invités, en duo avec Robert Charlebois. (L’auteur Peter C. Newman –The Canadian Establishment – raconte qu’elle a enregistré plusieurs disques avec un orchestre de 12 musiciens, et que sa voix rappelle un peu celles d’Ella Fitzgerald et d’Édith Piaf.)

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