lundi, 11 janvier 2016 10:15

Et si Poutine réhabilitait Lionel Groulx pour de bon ?

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Gilles Verrier

Une révolution tranquille «à l'envers» en Russie
 
Une volonté marquée d'ancrer la société dans le meilleur de son passé, que j'appelle la révolution tranquille à l'envers, s'opère en Russie depuis 2010, elle suscite un intérêt croissant dans les pays occidentaux en perte de repères. C'est le discours dominant en Europe et au Québec, conforté dans l'idée d'une nation sans histoire et sans transcendance qui pourrait être mis à mal. La nation qui plonge ses racines dans l'histoire, celle qui ne tourne pas le dos à son identité, celle qui porte une vision qui valorise la tradition sans refuser la modernité ne serait pas une utopie du XXè siècle. Ce serait cette vision qui a cours présentement en Russie et elle reçoit l'adhésion de la majorité.
Le lecteur qui tire son information principalement de Radio-Canada ou d'autres médias occidentaux en affaires internationales, comme Le Monde, Le Devoir, etc., sera surpris d'avoir été tenu à l'écart de ces développements. Inversement, ceux, nombreux, qui ont déjà pris l'habitude de s'alimenter à des sources d'information diversifiées, moins uniformément orientées que celles de la grande presse des pays de l'OTAN, seront déjà mieux outillés. Ils auront déjà une opinion formée au contact d'arguments venus de tous bords sur Vladimir Poutine et la Russie. Quoi qu'il en soit, je fournis des sources d'information que j'estime crédibles, le lecteur pourra en vérifier le sérieux et former son opinion.
 
Pour l'ifrii, ce tournant conservateur russe plaît aux pays d'Asie. Ces pays sont pour la Fédération de Russie (FR) les partenaires de l'avenir parmi lesquels elle se sent respectée dans ses différences et surtout traitée en égal. Elle est en bonne compagnie avec ces pays qui s'efforcent de conjuguer la modernité avec leur attachement aux traditionsii. Elle-même pays d'Europe, la Russie ne délaisse pas pour autant ses partenaires européens, même quand ceux-ci boudent le dialogue pour recourir à des sanctions au lieu de résoudre les désaccords par voie de négociation, je pense naturellement au contentieux ukrainien. La Russie, déjà au centre de bien des enjeux mondiaux, plonge dans le national avec une approche particulière qui pourrait faire des remous. Elle, qui ne se départit jamais d'une défense bien comprise de son indépendance, fait se tourner vers elle bien des regards. Le Québec a certes intérêt à ne pas prendre pour argent comptant la campagne de dénigrement permanente dont elle est l'objet dans notre coin du monde et à y regarder de plus près.
 
Cette révolution tranquille à l'envers que rien n'annonçait est d'autant plus inusitée qu'elle survient après 70 ans de socialisme «scientifique». Une idéologie basée sur la rationalité, la primauté de l'économie, le dirigisme culturel, le remplacement de la religion et de la tradition par l'éducation laïque et la volonté de construire un «homme nouveau» débarrassé des «préjugés». Dix années subséquentes de chaos et de pillage économique sous la présidence de Boris Elstine auraient-elles fait le reste ?
 
Le tournant de renforcement national de la Fédération de Russie est aussi significatif du fait que ce pays possède une diversité ethnique qui n'est dépassée que par celle de l'Inde. Cette grande diversité ethnique et linguistique ne semble pourtant pas avoir freiné le virage conservateur puisqu'une cohésion sociale croissante en a résulté et se maintient. La grande popularité de Vladimir Poutine constitue d'ailleurs un indicateur incontestable du phénomène de relative unité que vit présentement la FR. Le conservatisme social, le conservatisme pragmatique ou le pragmatisme conservateur de Poutine, au moins ces trois appellations sont utilisées, s'avère donc une politique rassembleuse.
 
Dans sa lettre «La question russe», en janvier 2012, au cours de la campagne électorale, Poutine écrivait : « L'auto-identification du peuple russe, c'est une civilisation multiethnique unie par le noyau culturel russe».iii Une citation transmise par Léonid Poliakov, qui enchaîne avec ce commentaire à propos de Poutine :«Au fond, il formule ainsi une ¨troisième voie¨, située entre le projet multiculturel occidental, dont Poutine estime qu'il a échoué, et le défi alternatif d'un ¨État national¨ qui serait fondé ¨exclusivement sur l'identité ethnique¨.»iv Vladimir Poutine considère son conservatisme «comme une vision politique et morale du monde cohérente et pleine de bon sens. C'est sur cette base qu'il a fondé sa campagne électorale de 2011-2012 et sa stratégie de développement jusqu'en 2025...»
 
Lors des rencontres annuelles du Club Valdaï, en 2014, Poutine poursuivait de la façon suivante : «Pour que la société existe, il convient de soutenir des choses élémentaires que l'humanité a élaborées au cours des siècles : c'est le respect de la maternité et de l'enfance, le respect de notre histoire et de ses accomplissements, le respect de nos traditions et des religions traditionnelles»v
 
À la lumière de tout ceci, en viendra-t-on à considérer Lionel Groulx comme un visionnaire dont l'heure n'était pas encore venue? Il a certes combattu une forme de modernité aguicheuse et illusoire, une menace dont il nous entretenait notamment dans sa lettre à Jean Éthier-Blais «Sur les dangers de l'influence américaine».vi Un filet dans lequel se sont pris plusieurs intellectuels d'avant-garde, vantant comme un progrès indépassable de faire table rase, jugeant à jamais dépassé l'héritage spirituel (spirituel au sens profane comme au sens transcendant) de Lionel Groulx sur le petit peuple francophone d'Amérique.
 
Dans la présentation du dossier Lionel Groulx, publié par les Cahiers d'histoire du Québec au XXè
sièclevii, Benoit Lacroix et Stéphane Stapinsky expliquent :
 
«Les citélibristes et certains nationalistes (notamment ceux d'extrême gauche) allaient prendre le relais au cours des années 1950 et 1960. Pour plusieurs souverainistes des années 1990, la figure de Groulx fait problème. Il leur semble que, en réponse aux accusations de «racisme» et de «fascisme» qu'on adresse tant de l'intérieur que de l'extérieur à la société québécoise (et en particulier au mouvement nationaliste), il leur faille prouver à tout prix à la face du monde qu'ils ne sont pas coupables, eux «modernes», de ce qui leur est reproché; pour ce faire, ils insisteront donc sur une rupture radicale entre la société d'autrefois et la nôtre et s'en prendront publiquement à ce Québec obscurantiste d'avant 1960 et au symbole du racisme et du fascisme de l'ancien régime que serait à leurs yeux Lionel Groulx. Une manifestation récente de ce nouveau rituel peut être relevée chez Gérard Bouchard.»
 
Plus loin, les auteurs nuancent en citant quelques noms, parmi ceux, à gauche, Pierre Falardeau, Gaston Miron, Andrée Ferrettiviii, qui ont accepté «de nouer un dialogue avec Groulx». Ils finissent par demander avec raison qu'on tourne la page à cet infantilisme «qui fait que, pour certains, il paraît impossible de se reconnaître dans une continuité à moins d'y trouver la trace d'une pureté conforme à nos valeurs actuelles.»ix
 
On pourrait épiloguer longuement sur l'héritage de Lionel Groulx, mais l'affaire est entendue. On en reviendra donc à dire ceci. Les arguments de ses pourfendeurs, lorsqu'il s'agissait d'arguments et non de demi-vérités et de falsifications, ont été réfutés avec patience et plus d'explicitations que la plupart des objections n'en méritaientx. Depuis une trentaine d'années, grâce à des intellectuels courageuxxi, tous les arguments pour discréditer Groulx et son oeuvre ont été répudiés d'une façon ou d'une autre; si bien que le dossier Groulx est clair et net. Alors pourquoi parler de réhabilitation de Groulx par Poutine ?
 
La réhabilitation de Groulx par Poutine est bien sûr une figure de style. Elle met en évidence le fait que si la joute intellectuelle a été remportée par les nôtres, la société civile ne l'a pas répercutée dans des changements notables comme en Russie. Le discours politique et le projet d'indépendance, défensifs, ont continué à freiner des quatre fers pour que survive la mauvaise conscience de notre passé. On refuse de faire à Lionel Groulx une place au panthéon de notre histoire parce que notre élite nationale dite «moderne» a rejeté tout ce qu'il représentait. Il était prêtre catholique et défenseur de la tradition. Et, cocasserie de l'histoire, c'est encore le prêtre catholique qui, depuis la grande noirceur de 1943, leur fera la leçon  : «D'où nous vient, qui nous a donné ce goût morbide de nous accuser de tous les péchés, et plus particulièrement de ceux que nous n'avons pas commis.(sic)» xii
 
Après 60 ans de lutte souverainiste-indépendantiste infructueuse, ne sommes-nous pas rendu au bout du rouleau? Peut-on sérieusement avoir racorni la «civilisation française en Amérique» au point où l'argumentaire des chefs semble considérer maintenant l'enrichissement personnel comme le motif central de la cause? Ceci après avoir épuré au fil des ans toute référence à ce que nous sommes et d'où nous venons. Le phénomène qui a amené les Russes après 70 ans de construction de l'«homme nouveau» à renouer avec leurs racines trouvera-t-il un écho ailleurs?
 
_______________________
i www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/ifri_rnv_90_fr_poliakov_protege.pdf Le « conservatisme » en Russie : instrument politique
ou choix historique ? , déc. 2015
iiJapon, Corée du Sud, Taïwan, Singapour, selon ifri
iii Que penserait-on d'une nation multiethnique unie par le noyau culturel néo-français, canadien français et Québécois?
ivIfri, p.18
viLes Cahiers d'histoire du Québec au XXè siècle, No 8, automne 1997. Sur les dangers de l'influence américaine, 7 décembre 1964, p.175
viii Il faudrait rajouter Michel Chartrand et Simone Monet-Chartrand dont le mariage dut béni par Lionel Groulx
ixCahiers p.10 ou lien ici
xPensons ici à la réfutation détaillée par notre sociologue québécois anglo-protestant Garry Caldwell, de la thèse de doctorat d'Esther Delisle http://agora.qc.ca/Documents/Antisemitisme--Le_discours_sur_lantisemitisme_au_Quebec_par_Gary_Caldwell Thèse effectivement couronnée du doctorat, à la courte honte de l'Université Laval.
xiStéphane Stapinsky, Garry Caldwell, Fernand Dumont, Serge Cantin, Nicole Gagnon et bien d'autres

 

xii«Notre force...» Groulx, Lionel, 1943; cité dans la présentation des Cahiers... No 8
 

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