mardi, 07 avril 2015 15:36

David Graeber raconte l’histoire de la dette

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En faisant l’histoire de la dette, David Graeber éclaire également l’histoire de la monnaie et démontre à quel point la question monétaire est politique. Mais son livre vaut aussi pour l’étude extrêmement fouillée, dans le temps et dans la géographie sur le rapport de l’humanité à la dette.

Aux origines de la dette
 
Le plus incroyable, c’est la proximité des évolutions entre les pratiques de l’Asie, l’Afrique, l’Europe ou l’Amérique.
L’auteur décrit aussi les liens entre la dette et l’esclavage dans des sociétés primitives et note que « tous les mouvements révolutionnaires du monde antique ont eu le même programme : annulation des dettes et redistribution des terres ». Cela concerne la Grèce et la Mésopotamie, où les mauvaises récoltes poussaient les paysans dans le métayage, quand ce n’était pas l’esclavage d’une partie de leur famille. Il raconte que « un des actes couramment accomplis pendant l’annulation des dettes était la destruction, en grande cérémonie, des tablettes sur lesquelles on avait tenu les comptes ». La pierre de Rosette, par exemple, annonçait une amnistie des débiteurs et des prisonniers.
 
Il note le changement radical de la société mésopotamienne, assez égalitaire entre homme et femme il y a 6000 ans et que l’explosion de la dette, vers 1200 avant J-C a poussé les femmes dans la prostitution et les harems ou les a affublées d’un voile, interdit aux prostituées. Il note que Rome était une société esclavagiste où 30 à 40% de la population était esclave et que « la toute première législation romaine en matière de dette autorisait les créanciers à exécuter les débiteurs insolvables ». C’était aussi une société très libérale, où il n’y avait aucune restriction où tout le monde pouvait devenir esclave et où le maître pouvait affranchir qui il souhaitait. L’effondrement de l’Empire Romain provoqua une quasi-disparition de l’esclavage, au moment même où il disparaissait également en Inde et en Chine.
 
Cette disparition concomitante vient au moment où les pièces de monnaie, largement répandues depuis près d’un millénaire, avaient fini par presque disparaître, avec un retour du crédit, que l’on ne peut pas voler, comme des pièces. C’est ce qui domina pendant le Moyen-âge, avant un retour des monnaies métalliques au tournant du deuxième millénaire. En revanche, la pratique des intérêts varie, Babylone les acceptant, au contraire de l’Egypte.
 
De l’âge axial au Moyen-Age
 
 

De 800 av. J-C à 600 ap. J-C, les religions modernes se développent, ainsi que les pièces de monnaie, en Europe, en Chine ou en Inde. Les Etats les ont imposé en demandant à ce que les citoyens paient leurs impôts avec. Les pièces de monnaie ont été des solutions aux crises, puisqu’elles étaient souvent distribuées à toute la population. Tout ceci a poussé à une logique impérialiste et à la conquête de territoires pour en extraire des métaux précieux. Il note que les Etats ont fini à cette époque par imposer une religion d’Etat. David Graeber y voit des « entreprises d’esquive des réalités, (promettant) la libération dans l’autre monde pour mieux leur faire accepter leur sort dans celui-ci ».

 
Il note que l’Islam refuse le prêt avec intérêt, comme l’église catholique à l’origine, peu encline au commerce, au contraire de l’Islam. En Europe, les rois menaient des politiques monétaires très actives, réévaluant ou dévaluant leur monnaie par rapport au système monétaire carolingien, qui continua à être utilisé jusqu’au 17ème siècle. Pour lui, « le Moyen Age a été surtout celui de la transcandance, les religions devenant les « instances dominantes ». L’Eglise catholique se distingue malheureusement à cette époque par une violence encore plus grande que les autres. En Chine, comme en Europe, le marchand n’est pas bien vu. Pour l’Islam « le profit est la récompense du risque ».
 
L’âge des grands empires capitalistes
 
De 1450 à 1971, c’est le retour de l’or et de l’argent. Les prix s’envolent de 1500 à 1650, avec une baisse du salaire réel de 40%. La raison communément admise serait l’afflux d’or et d’argent du Nouveau Monde, qui aurait provoqué un effondrement de sa valeur. Sauf qu’en réalité, une grande partie de l’or a fini en Inde et l’argent en Chine suite à l’abandon par la Chine du papier-monnaie au miieu du 15ème siècle, qui a provoqué un manque d’argent. Malgré les énormes quantités de métal du Nouveau Monde, l’Europe souffrait d’une pénurie de pièces de monnaie et tous ces changements ont provoqué des batailles politiques féroces pour profiter de cette réorganisation. Les indigènes d’Amérique sont devenus des esclaves envoyés dans les mines, le commerce d’esclaves devenant alors florissant.
 
David Graeber conte les horreurs de cette colonisation et montre le rôle des pyramides de dettes dans les comportements les plus choquants. Il parle de la politique de péonage : « décréter des impôts élevés, prêter de l’argent à intérêt à ceux qui nepouvaient pas les payer, puis exier le remboursement de ces prêts par le travail ». Pour lui, « l’Eglise s’est montré intransigeante à l’égard de l’usure (pour) une question de rivalité morale. L’argent a toujours le potentiel de devenir lui-même un impératif moral. Permettez-lui de s’étendre, et il pourra vite devenir une morale si impérative que toutes les autres paraîtront futiles en comparaison ». Il note que les créditeurs pouvaient tenir les rois, malgré le défaut.
 
Il rappelle que Luther est devenu populaire « par des campagnes féroces contre l’usure » et de Calvin, qui défendait « un taux d’intérêt raisonnable (en général 5%) n’était pas un péché, du moment que les prêteurs agissaient de bonne foi, ne faisaient pas du prêt d’argent leur activité exclusive et n’espoitaient pas les pauvres ». Il dénonce « le communisme des riches » qui « savaient faire bloc quand cela comptait réellement (…) une force puissante dans l’histoire de l’humanité ».
 
Dans les années 1690, la montée du prix de l’argent créa un débat passionné sur la monnaie, le Trésor anglais proposant de réémettre les pièces avec un poids inférieur de 20 à 25%, pratique courante de l’époque. Mais John Locke a alors convaincu Isaac Newton, directeur de la Monnais de faire l’inverse et rappeler les pièces pour « les refrapper à leur valeur exacte ». Cela créa une déflation, des famines et des troubles. En outre, les débuts de la spéculation (avec la bulle de la tulipe en 1637) ont fait de l’or et l’argent des garde-fous contre les dangers des nouvelles formes de monnaie crédit.
 
Il rapporte le cas de « la Banque royale de John Laws en France, (…) (qui) s’était développée si vite qu’en quelques années elle avait absorbé l’ensemble des compagnies françaises de commerce colonial et l’essentiel de la dette de lla couronne de France en émettant son propre papier-monnaie, avant de s’évaporer totalement en 1721. (…) En Angleterre, on prohiba la création de nouvelles compagnies par actions ; en France, on mit entièrement hors la loi le papier-monnaie fondé sur la dette de l’Etat ».
 
La fin du crédit traditionnel
 
Il décrit la transformation du monde, avec l’abandon du système de crédit traditionnel, qui liait les communautés locales et sa subsitution par un marché immédiat. Il rappelle, comme le fait Pierre-Noël Giraud, que « dans ce monde, la confiance était tout. La monnaie était pour l’essentiel de la croissance ». Pour lui « l’histoire du capitalisme, c’est plutôt l’histoire de la conversion d’une économie du crédit en économie de l’intérêt ». Et cette économie a été très violente. Il rapporte qu’au 17ème siècle, un mauvais payeur pouvait être pendu. Avec quelques accents anti-Etat que je ne partage pas, pour lui, « la criminalisation de la dette a donc été celle du fondement même de la société humaine ». Mais ce climat a fait « qu’au 18ème siècle, la notion même de crédit aux particuliers avait acquis mauvaise réputation : prêteurs et emprunteurs étaient tenus pour également suspects ».
 
Il note que les historiens ont souvent oublié « les systèmes complexes de crédit populaire », faisant « comme s’il allait de soi que l’or et l’argent avaient toujours servi de monnaie ». Il note que la confiance a posé des limites à la dévaluation en Angleterre. De manière lumineuse, l’auteur conclut « on a vu clairement que l’on pouvait créer de la monnaie en disant tout simplement qu’elle était là ; mais on a vu aussi que, lorsque cette opération avait lieu dans le monde amoral du marché concurrentiel, il était presque inévitable qu’elle aboutisse à des arnaques et à toutes sortes d’escroqueries », poussant à un retour du lien à l’or et l’argent. Il note aussi le glissement introduit par la création de la Banque d’Angleterre avec le fait que « la monnaie n’était plus une dette due au roi, mais une dette due par le roi ».
 
Il note que la monnaie a quelque chose de magique, rapportant une citation attribuée (sans doute à tort) à Lord Josiah Charles Stamp, directeur de la Banque d’Angleterre : « le système bancaire moderne fabrique de la monnaie à partir de rien. Ce processus est peut-être le tour de passe-passe le plus stupéfiant jamais inventé. La banque a été conçue dans l’iniquité et elle est née dans le péché. Les banquiers possèdent la terre ; si on la leur prend mais qu’on leur laisse le pouvoir de créer le crédit, d’un trait de plume ils créeront assez de monnaie pour la racheter ». Il note que la spéculation est finalement apparue avant les usines et le travail salarié, notant qu’elle fait sans doute partie de l’essence du capitalisme, donnant des exemples effarants du 18ème siècle, avec la bulle des Mers du Sud notamment ou des arnaques incroyables. Pour lui, « le papier-monnaie était la monnaie de la dette, la monnaie de la dette était la monnaie de la guerre, et cela n’a pas changé ». Pour lui « c’est le scandale secret du capitalisme : à aucun moment il n’a été organisé essentiellement autour d’une main-d’œuvre libre ».
 
Avec ce livre, David Graeber signe une réflexion politique essentielle sur la monnaie, la dette et l’économie. Même s’il va assez loin dans certaines conclusions, que je ne partage pas toutes, son analyse de la situation actuelle est extrêmement enrichissante. J’y reviendrai dans quelques jours.

 

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