– qui feraient régner l’ordre et assureraient la sécurité. C’était en contradiction avec l’idée d’une organisation démocratique où tous les pays auraient les mêmes droits et il fallut arriver à un compromis. Ce fut la création du Conseil de sécurité avec cinq membres permanents disposant d’un droit de veto et de dix membres tournants.
Ce compromis initial a empêché l’Onu d’intervenir là ou elle aurait dû. Tout au long de la guerre froide, Occidentaux et Russes se sont opposés à coup de droit de veto… La première responsabilité de l’Onu, celle de protéger les populations, n’a fonctionné que de manière très chaotique : les Occidentaux sont intervenus militairement au Kosovo sans mandat du Conseil de sécurité ; les Russes ont détruit la Tchétchénie, les Chinois sont impassibles sur le Tibet et en conflit avec nombre de leurs voisins…
La dernière occasion de faire avancer la cause de l’Onu (l’adoption de la notion de « responsabilité de protéger ») s’est effondrée avec l’affaire libyenne. Le mandat donné aux forces onusiennes, essentiellement occidentales, était clair : empêcher un génocide annoncé. Or c’est à la chute d’un régime à laquelle nous avons assisté. Beaucoup de pays, dont les Russes et les Chinois, sont donc en droit de dire que les Occidentaux ont outrepassé leur mandat et instrumentalisé l’Onu à des fins politiques. De plus, le résultat est chaotique : une grande partie de l’Afrique de l’Est est déstabilisée, énormément d’armes circulent dans cette partie du monde, et l’on regarde maintenant les Syriens se faire massacrer. Dans le livre que j’ai dirigé avec Gilles Andréani, Justifier la guerre (2e éd., 2014), le juriste Michael J. Glennon propose d’ailleurs que l’on déclare la charte de l’Onu en désuétude car aucun État ne l’a appliquée en renonçant à se faire justice lui-même.
Que vaut la parole de la communauté internationale face à des régimes autoritaires ?
La communauté internationale n’existe pas, à mon avis. C’est d’ailleurs pour moi un sujet d’agacement. Je l’ai écrit souvent au moment de la guerre en Yougoslavie : la communauté internationale est la structure absente. Il y a des communautés religieuses, des communautés idéologiques, des communautés nationales – bien qu’elles soient parfois divisées – mais pas de communauté internationale. Il y a une société internationale, c’est-à-dire qu’il y a des règles pour que les avions volent partout, que les bateaux se déplacent en mer. Mais la communauté internationale n’existe, comme l’a écrit l’analyste allemand Christoph Bertram, que quand quelques États se mettent à agir ensemble en son nom. Les gens du Sud et de l’Est ne sont pas dupes. Ils disent : « C’est vous Occidentaux qui dictez les règles, et vous appelez ça la communauté internationale. » Regardez de nouveau la Syrie. Alors qu’il était bien plus justifié d’y intervenir qu’en Libye (rappelons tout de même les faits : 200 000 morts, des milliers de torturés, 2 millions de réfugiés), tout le monde s’est montré réticent. Les Russes soutenaient Bachar al-Assad, les Occidentaux ne voulaient pas répéter les erreurs commises en Libye ni agir sans l’accord des Russes.
Quelles sont alors les instances influentes aujourd’hui : les États, les peuples, les juridictions internationales ?
L’hétérogénéité est bien plus grande qu’il y a vingt-cinq ans et touche la nature même des acteurs : leur caractère étatique ou non étatique, national, subnational ou transnational, leur culture guerrière, ou au contraire tournée vers la recherche du bien-être. Les distinctions classiques entre grandes et petites puissances, entre public et privé, intérieur et extérieur, civil et militaire, ne disparaissent pas, mais sont de plus en plus brouillées. Les grands accords, officiels ou implicites, sur lesquels se fondait l’ordre international, et notamment pendant la guerre froide, permettait une certaine prévisibilité. Il y avait une entente implicite entre les grandes puissances. Les Américains pouvaient bombarder un allié de l’URSS comme le Viêtnam tout en continuant à négocier la limitation des armes nucléaires. Et lorsque les Russes sont intervenus en Hongrie et en Tchécoslovaquie, les Américains les ont laissés faire. Aujourd’hui les mêmes hostilités existent, mais il n’y a plus personne pour les réguler. De nombreux acteurs non étatiques, des bandes comme Daesh ou Boko Haram ne reconnaissent aucune instance internationale, si bien qu’aucun dialogue n’est possible. La disparition de la guerre froide a libéré les conflits et tensions qui couvaient un peu partout.
On assiste depuis peu à une multiplication des foyers de rébellion en Afrique et au Proche-Orient. Le monde est-il plus dangereux qu’il y a vingt ans ?
Il est en tout cas moins lisible et plus imprévisible. Par exemple, on a de plus en plus de mal à distinguer la guerre et la paix. Cela fait longtemps que l’on ne fait plus de déclaration de guerre, alors que les guerres existent bel et bien : il existe actuellement plus d’une trentaine de conflits dans le monde ! Dans ce contexte, on ne peut pas exclure que certaines situations dégénèrent. Il n’est pas impensable, par exemple, que des groupes difficilement contrôlables s’emparent de la bombe atomique, que des fanatiques pakistanais prennent le pouvoir.
Parallèlement, la logique des États fait son retour. Barack Obama veut se retirer des conflits, mais Russes et Chinois augmentent leur budget militaire de manière considérable (celui de la Russie a augmenté de 108 % en dix ans !). Vladimir Poutine ne cache plus ses desseins impériaux. Pour lui, la Russie doit prendre sa revanche sur la chute de l’Union soviétique. Il souhaite, sinon reconquérir tous les pays ayant appartenu à la Russie, du moins intervenir au prétexte de les protéger, et exercer une influence dominante sur tous ses voisins. C’est une doctrine très dangereuse, qui fait peser une menace sur la paix en Europe. Quant à la Chine, en querelle avec tous ses voisins, elle cherche à dominer l’Asie, en excluant les États-Unis du continent.
Avec l’évolution des moyens de destruction, des groupes, voire des individus, peuvent causer des dommages aussi importants que des États. Les guerres civiles, régionales et planétaires s’entremêlent inextricablement.
Faut-il renoncer à l’idée d’une gouvernance mondiale susceptible d’assurer la paix et la sécurité à l’échelle globale ?
Il faut en tout cas admettre que les cartes sont totalement rebattues. Il suffit de voir, outre les conflits, les négociations sur le climat : elles ont beaucoup de mal à aboutir, chacun défendant ses intérêts propres. Il existe par ailleurs un décalage croissant entre les élites mondialisées, et les populations qui ont tendance à se replier sur elles-mêmes. Le monde se trouve fragmenté de fait par la montée des affirmations religieuses conquérantes et des nationalismes malheureusement exploités, y compris en Europe, par beaucoup de responsables politiques.
Je suis donc assez pessimiste. Et pourtant, je dois bien reconnaître que je me sens à l’aise dans ce nouveau monde. Plus que le monde d’hier, ce monde éclaté ressemble à ma manière de penser, faite de doutes, de questions, de désordre parfois… Il faut composer avec l’incertitude.
Pierre Hassner
Né en 1933 à Bucarest, en Roumanie, Pierre Hassner est l’un des meilleurs spécialistes français des relations internationales. Il est l’auteur de nombreux ouvrages où il explore les évolutions du monde à la lumière de la philosophie et de l’histoire. Selon lui, nous sommes passés, après le 11 septembre 2001, du monde d’Emmanuel Kant (le projet de paix perpétuelle, idéal qui a guidé la création d’organisations comme l’Onu), au monde de Thomas Hobbes (la guerre de tous contre tous), avec des ouvertures sur Friedrich Nietzsche (la guerre comme agent de réaffirmation identitaire) et Karl Marx (le fossé de plus en plus mal vécu entre pauvres et nantis).
Source : .scienceshumaines.com