03.09.2016 - Comment la Chine achète le Canada

Le marché du logement se transforme, bien au-delà de Vancouver.

Paul Shen peut énumérer les raisons qui motivent les Chinois continentaux à acheter des propriétés au Canada avec la même assurance qu’un agent immobilier volubile: certains souhaitent fuir les terres contaminées et l’air pollué des villes surpeuplées, d’autres veulent rejoindre avec les membres de leur famille des enclaves qui abondent tellement en expatriés chinois qu’ils s’y sentent déjà chez eux.

Les plus fortunés, bien entendu, considèrent les habitations dans l’Ouest comme une réserve stable d’argent, mais Shen ne prétend pas jouir d’une telle aisance. Au printemps dernier, l’homme de 39 ans a quitté son poste de cadre intermédiaire en publicité à Shanghai pour poursuivre le rêve d’accéder à la propriété que lui et sa femme n’avaient pas les moyens de réaliser dans leur ville natale. «Nous avons écouté nos cœurs et avons refait nos vies, raconte-t-il. Au Canada, nous pourrons enfin acheter une maison.»

Le couple s’est d’abord installé dans un modeste duplex près du centre-ville de Victoria, en Colombie-Britannique, à deux pas de l’université où la femme de Shen termine sa maîtrise. Les raisons de cet achat allaient de la tranquillité du coin — parfait pour leur fils de six ans — au superbe panorama de l’île de Vancouver. Mais la plus importante était sans doute la proximité de la capitale avec les vibrantes communautés chinoises du Lower Mainland de la Colombie-Britannique. Comme le dit Shen, trahissant son manque de connaissances de l’époque précoloniale canadienne: «Nous cherchions un endroit où nous pourrions côtoyer les “autochtones”.»

Mais en tant qu’immigrant chinois résolu à avoir pignon sur rue, Paul Shen incarne aussi un phénomène qui ne fait pas l’unanimité parmi ces «autochtones» qu’il aimerait bien avoir comme voisins. Depuis cinq ans, les investissements de la Chine continentale dans le marché immobilier canadien ont atteint des proportions inquiétantes selon certains, si bien qu’une atmosphère de ruée vers l’or règne maintenant dans les métropoles du pays, attisant la grogne des jeunes Canadiens de la classe moyenne, qui se sentent exclus du marché de leur propre ville.

Le boum sans précédent de Vancouver, dont la flambée fulgurante des prix a rendu caducs les indicateurs traditionnels, comme le revenu moyen des ménages et l’activité économique régionale, est certainement l’exemple le mieux connu — et le plus controversé — des contrecoups de cet afflux massif de capitaux étrangers. «On laisse venir ici des gens qui ne veulent qu’un abri pour leur argent», déplore Justin Fung, ingénieur logiciel canado-chinois de deuxième génération, exaspéré lui aussi par l’allure surréaliste du marché immobilier de Vancouver. «Ils font grimper les prix des maisons et ils traitent la ville comme leur hôtel.»

Pourtant, le coup de fouet de l’investissement chinois s’est fait sentir bien au-delà de la vallée du Fraser — en particulier ces dernières années. D’après une étude de la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL) publiée en avril, pas moins de 10 % des nouveaux condos construits dans le centre de Toronto appartiennent à des étrangers; les experts de l’impitoyable marché de la Ville reine sont convaincus que la plupart d’entre eux viennent de la Chine continentale. Sur le site Juwai.com, un service de recherche en ligne où les acheteurs chinois peuvent dénicher des propriétés à l’étranger, les demandes de renseignements pour certaines demeures en Ontario ont augmenté de 143 % en 2015, et la valeur totale de ces habitations a atteint 11,2 milliards de dollars. Au Québec, les chiffres ont plus que triplé et ceux de l’Alberta ont grimpé de 70 %.

Pendant ce temps, les promoteurs chinois ont fait des acquisitions dans des endroits qui laissent bien des analystes perplexes, comme la lointaine côte est de la Nouvelle-Écosse et un village minier abandonné de l’intérieur de la Colombie-Britannique. Les explications ne convainquent pas: aucun des lieux ne semble convenir, comme les propriétaires ou l’administration locale le prétendent, à un village de vacances tout compris.

Mais leurs motivations premières sont évidentes. À côté du marché volatil de la Chine, l’immobilier dans l’ensemble du monde occidental est une véritable oasis de bon sens financier, soutient Matthew Moore, président des opérations de Juwai en Amérique du Nord. «Année après année, l’augmentation des prix de l’immobilier à Shenzhen, l’une des villes de premier rang en Chine, frisait les 60 %, observe-t-il. Pour ces investisseurs, il importe de protéger leur richesse.» Et cela s’ajoute à un sentiment d’urgence déjà bien installé: pendant des décennies, même les Chinois continentaux les mieux nantis n’ont pas eu le droit d’acheter de propriété, pourtant la «classe d’actifs préférée» des investisseurs depuis la période révolutionnaire, explique Moore. Ces préoccupations éclipsent même celles qu’ont de nombreux Chinois à propos du régime autoritaire solidement enraciné, de l’absence d’un État de droit et de la corruption endémique.

 

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