mardi, 07 octobre 2014 20:55

Gustave Le Bon - Les institutions politiques et sociales

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Gustave Le Bon, né le 7 mai 1841 à Nogent-le-Rotrou (France) et mort le 13 décembre 1931 à Marnes-la-Coquette (France), est un médecin, anthropologue, psychologue social, sociologue.

"...L'idée que les institutions peuvent remédier aux défauts des sociétés ; que le progrès des peuples est la conséquence du perfectionnement des constitutions et des gouvernements et que les changements sociaux peuvent se faire à coups de décrets ; cette idée, dis-je, est très généralement répandue encore. La Révolution française l'eut pour point de départ et les théories sociales actuelles y prennent leur point d'appui.

 

Les expériences les plus continues n'ont pas réussi encore à ébranler sérieusement cette redoutable chimère. C'est en vain que philosophes et historiens ont essayé d'en prouver l'absurdité. Il ne leur a pas été difficile pourtant de montrer que les institu- tions sont filles des idées, des sentiments et des mœurs ; et qu'on ne refait pas les idées, les sentiments et les mœurs en refaisant les codes. Un peuple ne choisit pas ses institutions à son gré, pas plus qu'il ne choisit la couleur de ses yeux ou de ses cheveux. Les institutions et les gouvernements sont le produit de la race. Loin d'être les créateurs d'une époque, ils sont ses créations. Les peuples ne sont pas gouvernés comme le voudraient leurs caprices d'un moment, mais comme l'exige leur caractère. Il faut des siècles pour former un régime politique, et des siècles pour le changer. Les institutions n'ont aucune vertu intrinsèque ; elles ne sont ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes. Celles qui sont bonnes à un moment donné pour un peuple donné, peuvent être détestables pour un autre.

Aussi n'est-il pas du tout dans le pouvoir d'un peuple de changer réellement ses institutions. Il peut assurément, au prix de révolutions violentes, changer le nom de ces institutions, mais le fond ne se modifie pas. Les noms ne sont que de vaines éti- quettes dont l'historien qui va un peu au fond des choses n'a pas à se préoccuper. C'est ainsi par exemple que le plus démocratique des pays du monde est l'Angleterre 1, qui vit cependant sous un régime monarchique, alors que les pays où sévit le plus lourd despotisme sont les républiques hispano-américaines, malgré les constitutions répu- blicaines qui les régissent. Le caractère des peuples et non les gouvernements conduit leurs destinées. C'est un point de vue que j'ai essayé d'établir dans un précédent volu- me, en m'appuyant sur de catégoriques exemples.

C'est donc une tâche très puérile, un inutile exercice de rhéteur ignorant que de perdre son temps à fabriquer de toutes pièces des constitutions. La nécessité et le temps se chargent de les élaborer, quand nous avons la sagesse de laisser agir ces deux facteurs. C'est ainsi que les Anglo-Saxons s'y sont pris, et c'est ce que nous dit leur grand historien Macaulay dans un passage que devraient apprendre par cœur les politiciens de tous les pays latins. Après avoir montré tout le bien qu'ont pu faire des lois qui semblent, au point de vue de la raison pure, un chaos d'absurdités et de con- tradictions, il compare les douzaines de constitutions, mortes dans les convulsions, des peuples latins de l'Europe et de l'Amérique avec celle de l'Angleterre, et fait voir que cette dernière n'a été changée que très lentement, par parties, sous l'influence de nécessités immédiates et jamais de raisonnements spéculatifs. “ Ne point s'inquiéter de la symétrie, et s'inquiéter beaucoup de l'utilité ; n'ôter jamais une anomalie unique- ment parce qu'elle est une anomalie ; ne jamais innover si ce n'est lorsque quelque malaise se fait sentir, et alors innover juste assez pour se débarrasser du malaise n'établir jamais une proposition plus large que le cas particulier auquel on remédie ; telles sont les règles qui, depuis l'âge de Jean jusqu'à l'âge de Victoria, ont généralement guidé les délibérations de nos 250 parlements. ”

Il faudrait prendre une à une les lois, les institutions de chaque peuple, pour mon- trer à quel point elles sont l'expression des besoins de leur race, et ne sauraient pour cette raison être violemment transformées. On peut disserter philosophiquement, par exemple, sur les avantages et les inconvénients de la centralisation mais quand nous voyons un peuple,. composé de races très diverses, consacrer mille ans d'efforts pour arriver progressivement à cette centralisation ; quand nous constatons qu'une grande révolution ayant pour but de briser toutes les institutions du passé, a été forcée non seulement de respecter cette centralisation, mais d'en exagérer encore, nous pouvons dire qu'elle est fille de nécessités impérieuses, une condition même d'existence, et plaindre la faible portée mentale des hommes politiques qui parlent de la détruire. S'ils pouvaient par hasard y réussir, l'heure de la réussite serait aussitôt le signal d'une effroyable guerre civile 1 qui ramènerait immédiatement d'ailleurs une nouvelle centralisation beaucoup plus lourde que l'ancienne.

Concluons de ce qui précède que ce n'est pas dans les institutions qu'il faut cher- cher le moyen d'agir profondément sur l'âme des foules ; et quand nous voyons cer- tains pays, comme les États-Unis, arriver à un haut degré de prospérité avec des institutions démocratiques, alors que nous en voyons d'autres, tels que les républiques hispano-américaines, vivre dans la plus triste anarchie malgré des institutions absolument semblables, disons-nous bien que ces institutions sont aussi étrangères à la grandeur des uns qu'à la décadence des autres. Les peuples sont gouvernés par leur caractère, et toutes les institutions qui ne sont pas intimement moulées sur ce carac- tère ne représentent qu'un vêtement d'emprunt, un déguisement transitoire. Certes, des guerres sanglantes, des révolutions violentes ont été faites, et se feront encore, pour imposer des institutions auxquelles est attribué, comme aux reliques des saints, le pouvoir surnaturel de créer le bonheur. On pourrait donc dire en un sens que les insti- tutions agissent sur l'âme des foules puisqu'elles engendrent de pareils soulèvements. Mais, en réalité, ce ne sont pas les institutions qui agissent alors, puisque nous savons que, triomphantes ou vaincues, elles ne possèdent par elles-mêmes aucune vertu. Ce qui a agi sur l'âme des foules, ce sont des illusions et des mots. Des mots surtout, ces mots chimériques et puissants dont nous montrerons bientôt l'étonnant empire..."

Source : Gustave Le Bon - Psychologie des foules (1895)

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