mardi, 16 fevrier 2016 10:08

Lionel Groulx - Correspondance III

Evaluez cet article
(5 vote)

Lionel Groulx nous parle de son frère dans ses mémoires. Merveilleuse mais triste histoire qui colle bien à l’esprit de la campagne d’autrefois du Canada-français

...Dans la famille, comme il arrive souvent aux aînés, il avait été le sacrifié. Surchargés de dettes et de redevances, nos parents, surtout depuis l’acquisition de la « terre du bois », ne peuvent se permettre que, de temps à autre, les frais d’engagés à gros salaire. Ce sera le rôle du fils aîné de les suppléer. Ce qui veut dire que, le printemps à l’époque des semailles, l’automne à l’époque des récoltes, parfois l’hiver au temps des battages, le malheureux enfant devra bel et bien renoncer à l’école, pour aider nos parents. […] Ses frères plus jeunes n’auront qu’à le vouloir pour ne jamais manquer un jour d’école; tous, sauf un, ils iront au collège; ses sœurs feront du couvent, pousseront leurs études aussi loin qu’il leur plaira. Lui, à quatorze ans, rentrera à la maison pour n’en plus sortir. Son rôle d’aîné consistera à bâtir l’avenir des autres. Rôle de la lambourde cachée qui soutient le foyer commun. Il travaillera sans salaire comme c’est alors la coutume ; il ne demandera que sa nourriture et ses habits, et quelques sous parfois pour ses sorties de garçon. De ce rôle de sacrifié, s’est-il jamais plaint ? Je ne le crois point. Je l’ai toujours vu d’humeur joyeuse, taquin au possible, aimant son travail, comme on savait l’aimer en ces temps d’autrefois, alors que, derrière la charrue, la herse, ou sur le banc de faucheuse, on gardait le goût de chanter. […]
Une pire épreuve fond sur lui. Il aime et courtise une jeune fille du village qui elle-même lui rend son amour. Il eût voulu l’épouser. Nos parents, encore en assez mauvaise posture financière, hésitent à se passer des services de l’aîné, se sentent incapables de l’établir. Peut-être aussi fait-on trop vive opposition à ce mariage d’un fils d’habitant avec une villageoise. Fatiguée d’attendre, la petite villageoise se détermine à un mariage de raison. Son amant d’hier que, jamais, je le sais, elle n’oubliera, doit pourtant se résigner à l’amer abandon. Dans la vie de mon frère, l’événement se transforme en catastrophe. Une blessure le mord au cœur qui, plus jamais, n’allait se fermer. Fier, absolu dans son amour, on le voit se replier dans un isolement définitif. Il était beau de visage, avait de la mine; il eût pu facilement trouver un autre parti; il se refusa à courtiser toute autre jeune fille. Sa vie devient une énigme. Il doit souffrir atrocement. Il n’en laisse rien voir. Deux amours ou deux soucis lui servent de refuge : la terre et la politique. […]Il aime la politique. Et, par politique, l’on pressent ce que je veux dire en une maison où le vulgaire esprit de parti n’est jamais entré...

Source : Lionel Groulx - Correspondance, 1894-1967

Commentaires   

 
0 #4 Guy Huard 23-02-2016 15:34
C'était un temps où le devoir de chacun était une valeur suprême, comme la parole donnée. On avait un sens alors de ce qui fonde et cimente une société. C'est ainsi que nos aïeux ont construit ce pays. C'est comme ça que ça se fait.
Citer
 
 
0 #3 Mathieu Plourde Turcotte 23-02-2016 10:08
Ma théorie est qu'il parlait un peu de lui-même aussi dans cet extrait. Tout au long de ses mémoires d'enfance et d'adolescence, Groulx parle de ce besoin qu'il a de s'évader. Sa vocation lui pèse, même s'il n'a jamais songé une seconde à changer. Il écrit : "La subite évolution m’a peut-être embelli le passé, comme on s’éprend de tout ce qui meurt. Mais mes souvenirs ne me trompent point : dès mon jeune âge, j’ai aimé, passionnément aimé toutes ces choses qui s’en allaient. Et ce n’est pas sans mélancolie que je les ai inhumées dans ma mémoire. Comment alors s’étonner qu’un de ces jours elles en soient sorties avec un halo au reflet de légende et de fiction ? Dois-je en outre le confesser ? Ces sortes d’écrits répondaient chez moi à un besoin d’évasion. Ce ne sera qu’à force de discipline que j’arriverai à tenir en laisse et à tuer en moi le rêveur."
Citer
 
 
0 #2 Mathieu Plourde Turcotte 16-02-2016 19:16
Ne le dites à personne, mais j'ai verser une larme en lisant ceci. Crève-cœur.
Citer
 
 
0 #1 Mariam 16-02-2016 11:57
Très émouvant et qui et qui en dit long sur la qualité du cœur de son frère.
Citer
 

Ajouter un Commentaire

Veuillez noter que votre commentaire n'apparaîtra qu'après avoir été validé par un administrateur du site. Attention : Cet espace est réservé à la mise en perspective des articles et vidéos du site. Ne seront donc acceptés que les commentaires argumentés et constructifs rédigés dans un français correct. Aucune forme de haine ou de violence ne sera tolérée.


Code de sécurité
Rafraîchir