Lionel Groulx nous parle de son frère dans ses mémoires. Merveilleuse mais triste histoire qui colle bien à l’esprit de la campagne d’autrefois du Canada-français
“...Dans la famille, comme il arrive souvent aux aînés, il avait été le sacrifié. Surchargés de dettes et de redevances, nos parents, surtout depuis l’acquisition de la « terre du bois », ne peuvent se permettre que, de temps à autre, les frais d’engagés à gros salaire. Ce sera le rôle du fils aîné de les suppléer. Ce qui veut dire que, le printemps à l’époque des semailles, l’automne à l’époque des récoltes, parfois l’hiver au temps des battages, le malheureux enfant devra bel et bien renoncer à l’école, pour aider nos parents. […] Ses frères plus jeunes n’auront qu’à le vouloir pour ne jamais manquer un jour d’école; tous, sauf un, ils iront au collège; ses sœurs feront du couvent, pousseront leurs études aussi loin qu’il leur plaira. Lui, à quatorze ans, rentrera à la maison pour n’en plus sortir. Son rôle d’aîné consistera à bâtir l’avenir des autres. Rôle de la lambourde cachée qui soutient le foyer commun. Il travaillera sans salaire comme c’est alors la coutume ; il ne demandera que sa nourriture et ses habits, et quelques sous parfois pour ses sorties de garçon. De ce rôle de sacrifié, s’est-il jamais plaint ? Je ne le crois point. Je l’ai toujours vu d’humeur joyeuse, taquin au possible, aimant son travail, comme on savait l’aimer en ces temps d’autrefois, alors que, derrière la charrue, la herse, ou sur le banc de faucheuse, on gardait le goût de chanter. […]
Une pire épreuve fond sur lui. Il aime et courtise une jeune fille du village qui elle-même lui rend son amour. Il eût voulu l’épouser. Nos parents, encore en assez mauvaise posture financière, hésitent à se passer des services de l’aîné, se sentent incapables de l’établir. Peut-être aussi fait-on trop vive opposition à ce mariage d’un fils d’habitant avec une villageoise. Fatiguée d’attendre, la petite villageoise se détermine à un mariage de raison. Son amant d’hier que, jamais, je le sais, elle n’oubliera, doit pourtant se résigner à l’amer abandon. Dans la vie de mon frère, l’événement se transforme en catastrophe. Une blessure le mord au cœur qui, plus jamais, n’allait se fermer. Fier, absolu dans son amour, on le voit se replier dans un isolement définitif. Il était beau de visage, avait de la mine; il eût pu facilement trouver un autre parti; il se refusa à courtiser toute autre jeune fille. Sa vie devient une énigme. Il doit souffrir atrocement. Il n’en laisse rien voir. Deux amours ou deux soucis lui servent de refuge : la terre et la politique. […]Il aime la politique. Et, par politique, l’on pressent ce que je veux dire en une maison où le vulgaire esprit de parti n’est jamais entré...”
Source : Lionel Groulx - Correspondance, 1894-1967
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