mercredi, 13 juillet 2016 09:55

"L'avenir de la langue française en Louisiane" (26 juillet 1879)

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"L'avenir de la langue française en Louisiane" est une article qui était publié dans "Le Pionnier de l'Assomption" le 26 Juillet 1879 à Napoléonville.  L'auteur, François Tujague, est né en France en 1836, mais il a déménagé en Louisiane à l'age de 5 ans. Il est devenu le préident de l'Union Française et le vice-président de l'Athéné Louisianais.


Grâce aux récentes ordonnances adoptées par la Convention, l'avenir de la langue française en Louisiane est désormais entre les mains de ses amis.

Pour nous franco-louisianais, la question se pose nettement: Voulions-nous faire revivre parmi nous, voulons-nous faire enseigner à nos enfants cette langue que nous tenons à nos pères? Voulons-nous enrayer le mouvement qui l'enlevait graduellement de nos foyers, de nos mœurs, de nos habitudes, et qui l'emportait vers les oubliettes du passé?

Voilà la question. L'occassion est propice. Nous avions déjà, pour plaider notre cause, la tradition, un long usage, le nombre imposant des habitants de langue française.... Nous aurons désormais plus que cela: nous aurons le droit écrit, la loi inscrite dans la Constitution de l'Etat.

Mais ce droit, cette loi resteront lettres mortes si, le moment venu, nous n'en reclamons pas l'exécution.

Et qu'on ne suppose point que nous mettions en doute le bon vouloir de nos autorités. Nous saisisons même avec empressement, avec joie, cette occassion d'offrir à nos concitoyens de langue anglaise qui font partie de la Convention, l'expression de notre vive reconnaissance. Ils ont, dans le cours des débats , montré pour notre langue une bienveillance, nous dirons plus, un respect qui est pour nous une consolation et un espoir.

Mais, ne l'oublions pas, la Convention n'impose point aux autorités de l'Etat l'exécution des mesures adoptées en feveur de la langue française: elle autorise simplement les futures législatures à les mettre en pratique.

"Les études pourront, dit-elle, avoir lieu, sans autre frais, en langue française..."... "La législature pourra pouvoir à la publication des lois en français..." C'est une tolérance, ce n'est point un ordre. C'est à nous de faire d'une promesse une réalité. Le voudrons-nous? Assurément! Mais il faut le vouloir résolument, absolument, unanimement; il faut le vouloir et, quand l'heure aura sonné, agir avec énergie.

La population créole, cette population si richement douée, après une éclipse produite par une série de désastres, reprend, dans la direction, des affaires publiques, le rang qui lui appartient doublement, et par droit de naissance et par droit de conquête. Nous voyons à la Convention des juristes de distinction et des orateurs écoutés qui portent des noms français, nous en verrons, sans nul doute, à la prochaine législature.

Voilà nos mandataires et nos défenseurs; voilà les avocats de notre cause que nous appellerons sacrée, parce qu'elle touche à tout ce que nous aimons, à tout ce que nous respectons,--à la mémoire de nos aïeux, aux joies de la famille, au bien-être future de nos enfants, --au passé, au present et à l'avenir.

Mais tout madataire, fidèle à sa mission, s'inspire de la pensée de ceux qu'il représente. S'il n'adopte pas sans réserve le mandat impératif qui ne laisse à son jugement aucune initiative, il s'attache néanmoins à refléter, dans ses paroles et dans ses actes, les vues de ceux qui, en lui accordant leurs suffrages, lui imposés cette promesse explicite ou tout au moins, sous entendue. Il en est qui l'oublient.

C'est donc à nous d'exprimer hautement notre volonté; c'est à nous de tracer à nos représentants la ligne à suivre, de leur faire, de leure faire entendre qu'ils aient à réclamer, au nom de leurs constituants, l'application de la loi.

Mais les Louisianais, si nous en croyons certains esprits chagrins, ne seraient peut-être pas unanimes à demander l'exécution des nouvelles ordonnances.

C'est là certainement une erreur.

On aura pris pour de l'apathie le découragement qui s'était emparé, sous l'oppresion radicale, des vieilles populations louisianaises. Nous croyons que leur indifférence n'était, au fond, que de la resignation.

L'on comprend, d'ailleurs, qu'en presence d'un pouvoir hostile, mais légale, les Créoles aient cru devoir se renfermer dans une réserve, dans un silence, qui ne manqueaient pas de dignité. Mais aujourd'hui qui le droit écrit s'ajoute à l'équité de leur cause, aujourd'hui que leur voix, dans une certaine mesure, a reconquis son ancienne influence, nous ler verrons certainement revendiquer pour leurs enfants un privilège dont l'importance ne saurait leur échapper.

Un Américain de beaucoup d'intelligence, M. Sutherlin, disait récemment à la Convention "que loin de vouloir proscrire le français en Louisiane, il voudrait s'y encourager, l'y répandre; qu'il donnerait tout au monde pour le parler et l'écrire..." Et cette declaration, prononcée avec chaleur, a trouvé parmi nos concitoyens de langue anglaise, des échos sympathiques.

Quoi d'étonnant, d'ailleurs, à cela?

Tout homme intelligent, un peu au fait des choses, désire connaître le français; il désire se familiariser avec la langue d'un pays qui tient, -- qui a toujours tenu, -- dans le mouvement scientifiqu, littéraire, politique, -- dans la marche de la civilisation moderne, en un mot, une place considérable.

Et que cet homme, soit littérateur, magistrat, négociant, ou simple ouvrier,-- cet homme, s'il a les facultés tant soit peu développées, sent l'utilité dans toutes les carrières de cet idiome si répandu ici et si recherché dans tout pays où on lit, où l'on pense, où l'on entre pour quelque chose dans le courant industriel. commercial ou intellectuel.

Cet homme, enfin, s'il ne connaît qu'une langue, -- fut-ce l'anglais,-- sait qu'il est, scientifiquement et commercialement, l'inférieur de celui qui en possède deux, et il doit désirer faire disparaître cette cause d'infériorité.

En Louisiane, la génération nouvelle, celle qui a grandi pendant la période radicale, s'est, jusqu'à certain point, déshabituée du français. C'est regrettable, mais le mal n'est pas sans remède.
 
La langue française, exilée par ses ennemis des écoles graduites de l'Etat, n'a plus été à la portée des bourses appauvries, sinon vidées, par la guerre civile et ses désastreuses conséquences. Les enfants à qui l'on n'enseignait que l'anglais, se sont habitués à ne parler que cette langue, et cette habitude contractée à l'école, ils l'ont conservée dans leur relations entre eux et même sous le toit paternel. Les parents, eux-mêmes, dans bon nombre en cas, ont cédé au mouvement, et c'est ainsi que dans certaines familles françaises par le nom l'origine, l'anglais est devenu la langue du foyer.

Eh! bien, nous croyons le moment venu de réagir contre cette tendance à délaisser comme une étrangère une langue que nous avons appris à bégayer sur les genoux de nos mères. Nous croyons l'heure venue de lui rendre au foyer, dans nos coeurs et dans l'instruction de nos enfants, la place qui lui revient légitimement.

Pour ceux d'entre nous qui habitent les régions de l'Etat où domine l'élément franco-louisianais, il n'y aura plus désormais, nous ne disons pas de raison, mais même de prétexte, pour négliger de faire enseigner à leurs enfants le français.

Et le père, pénétré de l'excellence et de l'utilité de cet idiome, pourra tenir à son fils ce langage;

-- Grâce à la loi nouvelle, mes ressources, quoique très limitées, ne m'empecheront plus de te faire apprendre, en même temps que l'anglais, cette langue que nous avons tous, de père en fils, parlé avec amour... Maintenant, cela ne me coûtera pas dadvantage.

Il te sera, d'ailleurs, toujours très utile de connaître le français.

Si tu es appelé à voyager, si tu dois aller à Paris, où tu iras certainement si tu visite l'Europe, car Paris est l'objectif séduisant, l'aimant qui attire à lui irrésistiblement les voyageurs instruits des deux mondes, si tu dois aller à Paris, dis-je, il serait tout simplement ridicule que, portant un nom français, élevé dans une ancienne colonie française, la langue française te fut inconnue.

Tandis, qu'en te familiarisant avec cette langue, et te penetrant de ses secrets, de ses beautés, tu pourras peut-être, à l'example de beaucoup de Louisianais, faire à Paris ton chemin et même, qui sais-je! figurer, comme certains de tes compatriotes, parmi les esprits distingués, parmi les écrivains populaires de la grande capitale.

Mais dusses-tu ne jamais quitter ton pays, l'utilité du français serait encore incontestable.

Ici, où l'on parvient à tout, tu peux devenir professeur, médecin, avocat et même juge.

Juge, tu pourras, comme on l'a dit avec raison, éclairer ta conscience, en allant puiser à la source la vérité sur le droit public en Louisiane, car c'est du Code Napoléon qu'il nous vient.

Avocat, tu saisiras mieux le sens des lois en les étudiant dans le texte, et tu les interprèteras avec plus de science et d'autorité.

Médecin, ta connaisance du français te vaudra la préférence des malades qui, ne pratiquant que cette langue, veulent avant tout comprendre leur médecin et être compris de lui; et cette considération n'est pas de moins importantes, lorsqu'on réfléchit au nombre très grands de résidents de la Louisiane, qui ne parlent point, ou qui ne parlent qu'imparfaitement l'anglais.

Professeur, tu auras sur tes confrères anglo-saxons l'avantage de pouvoir enseigner les deux langues du pays, avantage désormais précieux et qui, grâce à la loi nouvelle, ouvrira à ceux qui le possèderont des horizons nouveaux, des perspectives sérieuses de succès.

Mais peut-être seras-tu homme de loisir et d'étude; ce que je te souhaite, et dans ce cas, je ne dois pas dérober à ta vie le plaisir le plus doux peut-être, mais à coup sûr le plus intelligent, celui de pouvoir lire sans interprète et savourer à tes heures les chefs-d'oeuvre de cette littérature française qui jette dans le monde un si grand rayonnement.

Mais si mes rêves de prospérité pour toi ne doivent point se réaliser, si tu dois rester humble ouvrier ou simple employé de commerce, si tu dois demander à l'âpre labeur de chaque jour le pain de ta famille, alors mon devoir de père me fait une loi de te mettre en mesure de gagner ta vie, d'enrichir ton bagage de tous les éléments de réussite qui rentrent dans mes moyens, de t'armer, en un mot, de toutes pièces, pour la lutte du prolétaire.

Or, en Louisiane, où le français est la langue maternelle d'un tiers de la population, cet idiome, pour le travailleur qui a besoin de tout le monde, me parait d'une utilité indiscutable. L'expérience de tous les jours nous le démontre, l'observation la plus superficielle le rend palpable.

Le patron, dans ses rapports avec l'ouvrier qu'il emploie, aime à se servir de son idiome habituel; il ne s'impose qu'à regret la contrainte d'une autre langue.

Le négociant, en quête de commis, donne la preférénce à celui qui, touts choses égales d'ailleurs, peut, en parlant la langue des acheteurs, conquérir leurs bonnes grâces et développer les transactions.

En passant en revue nos plus grands magasins, ceux où l'employé est le plus largement rétribué, ceux où il touche parfois un traitement de ministre, on remarque que la majeure partie des vendeurs se compose de jeunes gens parlant avec une égale facilité l'anglais et le français; et en cherchant la raison de ce fait, je découvre que c'est précisément à leur connaissance des deux langues que ces jeunes gens doivent leur bonne fortune.

Ceci n'est-il point concluant?

En résumé, l'usage du français peut être utile, comme tu le vois, dans toutes les carrières et dans toutes les situations de fortune. Je ne dois pas t'en priver, puisque désormais ma pauvreté ne sera plus un obstacle...

-- Le père, disons-nous, dois tenir ce langage à ces fils.... et agir en conséquence.
Et nous éloignerons ainsi le jour où nos enfants ne saurons plus lire aux cimitières les inscriptions françaises gravées sur les tombes de leurs aieux.

Source : gazettelouisiane.blogspot.ca

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