jeudi, 11 octobre 2018 14:09

Jeunisme, Agisme et société marchande

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Nous vivons dans une société « jeuniste », dans une société qui a érigé la jeunesse en valeur de référence quasi-absolue : il faut être jeune, penser jeune, parler jeune, agir jeune, faire jeune. Au-delà du constat qui est somme toute assez banal, il sera intéressant de s’interroger sur les facteurs à l’origine de ce climat jeuniste et sur les liens avec l’évolution de la société contemporaine.

Propos liminaire

Il nous amène en premier lieu à observer à quel point l’image de la vieillesse est dévalorisée dans notre société.

Une rapide analyse sémantique nous renseigne aisément sur la tonalité de la société mais aussi sur une ambiance. Combien le mot « vieillard » nous paraît désuet alors qu’il était encore d’usage courant au cours des années 60 ! Ce mot autrefois connoté positivement (« un beau vieillard ») sonne très mal à des oreilles plus jeunes.

Les mots « vieux » et « vieillesse » ont, eux aussi, disparu du vocabulaire officiel au milieu des années 80 et ont été remplacés par l’expression « personnes âgées » en lieu et place des mots « vieux, vieilles, vieillards car le mot vieux aurait des connotations négatives de déclin, de déchéance, d’obsolescence ou d’incapacité ( !).

Dix ans plus tard, la même remarque sera adressée aux mots « Retraités » et « Personnes âgées » pourtant d’usage assez commun (Il faut apporter une attention particulière aux mots qui sont accompagnés d’une charge symbolique (…) Au passage, je cherche encore le nom à donner aux retraités et personnes âgées, Jacques CHIRAC, mars 1998).

Dans la foulée du 3ème âge, sont apparus les 4ème et même 5ème âge si on considère que les plus de 60 ans peuvent recouvrir trois générations distinctes.

Les appellations relatives aux vieux sont des plus variées : qu’il s’agisse des anciens, des vétérans, des papy et des mamies, des têtes blanches, du « grand âge », du certain âge » voire du « bel âge » et enfin des « seniors ».

Le marketing n’est pas en reste avec des appellations fleuries : les « happy-boomers » (50 à 60 ans), les « libérés » (60 à 75 ans), les « paisibles » (75 à 85 ans), les « TGV » (85 ans et +).

Le concept de « seniors », relativement nouveau, est tout aussi vague que les précédents. Quelle est la limite basse ? Quand n’est-on plus senior ?

Dans le monde de l’entreprise, sont visés par des mesures spécifiques séniors les salariés dès leur 45ème anniversaire.

Et on pourrait multiplier les exemples allant dans le même sens ainsi à la SNC (Compagnie ferroviaire française) ,

la carte VERMEIL remplacée par la carte senior, la première renvoyant trop une image de vieillissement ( !).

Seniorisation de la société et jeunisme

Le mot « senior » en empruntant au vocabulaire sportif renvoie une image athlétique, dynamique, jeune.

Les seniors sont devenus une cible privilégiée pour les agences de marketing et on peut parler de « marketing senior ». Des organismes se spécialisent dans les vacances des seniors et de leur famille et ciblent ce qu’ils appellent les « baby-boomers », (soit les plus de 55 ans et parmi eux, les 55-65 ans forts consommateurs de vacances).

Ces références aux seniors créent incontestablement un climat qui s’installe dans l’ensemble de la société. Jeunisme ou société jeuniste sont directement le produit de la seniorisation de la société.

Ce que n’est pas le jeunisme.

C’est autre chose que le culte de la jeunesse qui a existé à différentes époques, à la Renaissance par exemple, ou plus près de nous, dans les années 30 qu’il s’agisse des mouvements de jeunesse en Allemagne et en Italie ou des Auberges de Jeunesse en France.

Ce n’est pas davantage un phénomène opposant jeunes et vieux (les yéyés et les croulants des années 60).

Le jeunisme est plus subtil en ce sens qu’il imprègne la société dans son ensemble en occultant parallèlement la mort et la vieillesse. Le jeunisme est multiforme : jeunisme de l’apparence, jeunisme de l’esprit, jeunisme des valeurs. Celui-ci loue le simple fait d’« être jeune » comme fin en soi.

La société « jeuniste » érige la jeunesse en valeur de référence quasi-absolue depuis plusieurs décennies : il faut être jeune, penser jeune, parler jeune, agir jeune, faire jeune. Tels sont les nouveaux canons de la société. Il faut être jeune le plus longtemps possible. Le jeunisme, plus qu’un état civil, repose sur des valeurs collectives. Il est devenu une culture qui a partie liée avec des valeurs consuméristes, avec des standards de consommation, des standards esthétiques. Le jeunisme en vient donc à nier la vieillesse qu’il relègue le plus loin possible, l’assimilant à la « vieillesse-dépendance ».

La presse, à commencer par la presse féminine, entretient le jeunisme en s’interdisant de parler de vieillesse à ses lectrices. Des magazines tels que « Notre Temps » ou « Pleine Vie » titrent régulièrement sur la jeunesse, la minceur, la beauté, les cinquantenaires qui « se sentent jeunes ». D’autres magazines évoquent les « sexygénaires » ou des octogénaires en pleine forme. Il s’agit toujours de personnalités connues (showbiz) et non de Monsieur Toutlemonde ( !).

Dans notre société (occidentale), la vieillesse est anxiogène. De ce fait, les représentations sociales qui s’y rapportent sont souvent négatives.

Des expressions telles que « Tu ne fais pas ton âge » sont reçues comme le plus grand compliment que l’on puisse faire à une personne âgée. En ce sens, elles sont caractéristiques d’un climat jeuniste.

Le phénomène jeuniste n’est pas nouveau.

Dans un rapport sur la politique de la vieillesse (Rapport LAROQUE, 1962), on peut lire : « La France veut, malgré son grand nombre de personnes âgées, être le pays le plus jeune d’Europe, les vieux doivent y rester jeunes. »

Le jeunisme est-il un mouvement anti-vieux ? Non, même pas puisqu’il n’y a plus de vieillesse, du moins plus de vieillesse visible. Celle-ci suscite au mieux l’indifférence. Les maisons de retraite sont à la campagne, loin de tout. Plus elles sont éloignées, moins on les connaît et plus elles sont discréditées par les media et par le grand public. Mais en niant la vieillesse (ou en la soustrayant de notre vue), le jeunisme marque aussi la fin de la jeunesse, de cette jeunesse autrefois connotée avec l’héroïsme et l’esprit d’aventure. Là où autrefois, il y avait transmission d’un savoir de la part des personnes plus âgées, aujourd’hui, le vieux ne transmet plus étant déconnecté du réel. Nous sommes passés d’une société temporelle à une société spatiale, d’une société du temps long à l’immédiateté, d’une société de transmission à une société de communication. Nous appuyant sur la théorie de l’échange (Marcel Mauss), on constate que le cercle de l’échange est brisé puisque le vieux reçoit mais il n’a plus la possibilité de rendre, « la société met le vieux dans une position d’assujetti, lui qui plus jamais n’aura la possibilité de rendre, de payer sa dette (…) Pour reconnaître la dette des vieux, cela reviendrait d’abord à renoncer à sa toute-puissance. Cela impliquerait de rétablir avec eux l’échange et donc de recevoir ce qu’ils ont à donner, ce qu’ils ont à rendre. Cela impliquerait que la société s’interroge sur sa vieillesse et lui donne un sens. » (Bernadette Veysset).

Le jeunisme est une résultante de l’idéologie économique (ou idéologie de la modernité) au sens où l’entend Louis Dumont. Comment comprendre la genèse de ce jeunisme ? Un de mes présupposés est qu’il ne s’agit pas d’une causalité univoque : une explication plus globale doit être recherchée. Les travaux de Louis Dumont nous y aident fortement L’idéologie qui sous-tend les sociétés occidentales (et particulièrement la France) est une idéologie individualiste qui valorise l’individu et néglige ou subordonne la totalité sociale. Cette idéologie individualiste s’oppose à l’idéologie holiste qui, à l’inverse, valorise la totalité sociale et néglige ou subordonne l’individu humain. D’un côté, la hiérarchie comme valeur suprême caractérise les sociétés traditionnelles, de l’autre « l’égalitarisme qui règne, comme l’une de leurs valeurs cardinales, dans nos sociétés de type moderne ». Le primat de l’économique est le trait constitutif de l’essence de l’ « idéologie économique » (ou idéologie moderne) des sociétés individualistes, là où dans les sociétés traditionnelles (holistes), l’économique est subordonné au tout social. C’est l’idéologie moderne (et les valeurs individualistes qu’elle recèle) qui a favorisé l’émergence d’un climat jeuniste et son corollaire « la peur moderne de vieillir et de mourir ».

Dans la société marchande (que nous opposons à la société traditionnelle), l’hypertrophie de l’économie envahit la société dans son ensemble.

Le jeunisme explique largement les représentations de la vieillesse dans la société contemporaine. Ses ingrédients sont : le règne de l’instantanéité, de la beauté, du corps lisse. La vieillesse est reléguée au profit d’une séniorisation de la société opposant des seniors-consommateurs à des vieux (qu’on ne nomme pas) de peu d’intérêt puisqu’ils ne consommant pas ou plus, ils deviennent une charge pour la société.

Jeunisme et âgisme

Autre conséquence du jeunisme : peu de discours et d’images valorisent l’accompagnement du grand âge alors qu’insidieusement, une prédominance économique du discours sur les plus âgés ne rend compte que de leur coût social. Rejet des vieux, de la vieillesse se traduisent par des attitudes de discrimination ou de ségrégation à l’encontre des personnes âgées, ce qui est la définition du terme âgisme.

Le discours des élites est édifiant en matière de discrimination. Nous en livrons quelques exemples.

Certains militent pour une limite d’âge supérieure à partir de laquelle il ne serait plus possible de conduire un véhicule. Quel âge ? Au nom de quelle justification ? Les vieux seraient-ils responsables de plus d’accidents de la route que les jeunes sortant le samedi soir ?

Plus grave encore : certains voudraient fixer un âge limite au droit de vote, ainsi Yves Michaud, philosophe et président de l’Université de tous les savoirs, se pose « la question d’une fin de la vie citoyenne. » Il verrait bien des gens votant par exemple entre 16 ans et 80 ans.

Martin Hirsch, ancien Secrétaire d’Etat, déplore « une société vieillissante » Comment y remédier ? « Il faut refaire le suffrage censitaire et donner deux voix aux jeunes quand les vieux en ont qu’une. Il faut donner autant de voix qu’on a d’années d’espérance de vie (…) Quelqu’un qui a 40 ans devant lui devrait avoir 40 voix, quand celui qui n’a plus que 5 ans devant lui ne devrait avoir que 5 voix. »

Bernard Spitz, ancien conseiller de Michel Rocard, définit le papy-krach comme « le casse du siècle, aux dépens des jeunes générations (…) la plus incroyable spoliation générationnelle de notre histoire, en temps de paix. » Rien de moins !

Alain MINC est sur la même longueur d’ondes : « J’ai un père qui a 102 ans. Il a été hospitalisé 15 jours dans un service de pointe. Il en est sorti. La collectivité a dépensé 100 000 euros pour soigner un homme de 102 ans.

C’est un luxe immense, extraordinaire, pour lui donner seulement quelques mois ou quelques années de vie supplémentaires.

Je pense qu’il va bien falloir s’interroger sur le fait de savoir comment on va récupérer les dépenses médicales des très vieux, en ne mettant pas à contribution leur patrimoine, quand ils en ont un, ou le patrimoine de leurs ayants droit. » Alain Minc ne dit pas à partir de quel âge il ne serait plus nécessaire de soigner les gens et finalement qui peut décider qu’à partir de tel âge la VIE n’aurait plus de sens.

Ces discours, dont on remarquera qu’ils proviennent tous des élites libérales, contribuent à alimenter autour de la vieillesse une vision catastrophiste et défaitiste, en particulier sur le coût démesuré de la prise en charge.

Alors que les discours raciste et sexiste sont passibles des tribunaux, l’âgisme est le cas d’espèce où le discours discriminant est clairement affiché, développé, revendiqué à l’instar des hommes et femmes politiques, journalistes, économistes qui véhiculent une culture ouvertement âgiste.

Là aussi, le détour sémantique n’est pas inutile. L’âgisme commence dans les termes et expressions employés. Qu’il nous suffise d’illustrer notre propos en mentionnant le placement, le maintien à domicile, le fardeau de l’aidant, la prise en charge, les unités d’hébergement renforcé (UHR), les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), le « tsunami gériatrique », le vieillissement de la population présenté comme un « fléau ». La stigmatisation (involontaire ?) est évidente dans l’utilisation du jargon bureaucratique.

En fait, jeunisme et âgisme se nourrissent l’un l’autre, s’auto-entretiennent et par là même créent les conditions pour que prospère un contexte culturel gérontophobe, lequel rejaillit sur l’environnement des personnes âgées dans son ensemble et contribue à déprécier les établissements et services, les personnes qui y travaillent jusqu’à penser que les métiers de la gérontologie seraient considérés comme une punition. Les media véhiculent cette image (« Voyage au cœur des « mouroirs »).

Le jeunisme ambiant, l’idéologie économique, la marchandisation de la société ne font pas bon ménage avec l’idée généreuse qui consiste à redonner ses lettres de noblesse à une vieillesse injustement décriée. Les valeurs individualistes combinées à celles de l’argent contribuent à façonner l’ « idéologie moderne » dans une société qui a perdu bien des repères. Il ne s’agit pas d’opposer, sous le fallacieux prétexte de rapports de forces démographiques, un « pouvoir gris » au reste de la société. Bien au contraire, il convient de restaurer les conditions optimales d’une société harmonieuse, c'est-à-dire d’une société pour tous les âges, une société où les générations vivent ensemble.

Source : leblancetlenoir.com

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