mardi, 06 fevrier 2018 11:17

L’Eglise et le pouvoir temporel : une mise au point

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Avec les mots « liberté », « fraternité », « charité », ou encore « dignité humaine », la laïcité est un beau mot que chacun veut pour lui. La situation est telle qu’on entend parfois des militants aux idées parfaitement contradictoires en réclamer la paternité. Ainsi trouve-t-on des catholiques qui estiment que la laïcité est une idée parfaitement chrétienne, quand d’autres, plus répandus, affirment que la laïcité est une idée entièrement révolutionnaire et républicaine, sans rapport avec le christianisme. Les premiers [1] rapportent une histoire dans laquelle l’Eglise aurait depuis toujours cherché à s’affranchir du temporel pour devenir ce qu’elle est devenue aujourd’hui, c’est-à-dire une institution sans pouvoir et sans prétention politique. Les seconds [2] affirment tout de go que ce sont les Lumières et l’Assemblée Constituante qui ont les premiers pensé et réalisé l’idée même de laïcité, remède à la toute-puissance obscurantiste de l’Église.

Nous nous proposons de faire une mise au point sur les rapports entre Église et pouvoir temporel, en commençant d’abord par l’étude des Écritures et de son exégèse, avant d’aborder la question historique et magistérielle. Ce que nous y découvrons est la juste mesure du catholicisme : ni théocratie, ni laïcité. Il s’agira de débouter deux idées fausses : d’une part, que si on laisse trop de pouvoir à l’Église dans le domaine public, elle devient naturellement une théocratie impérieuse ; et d’autre part, l’extrême inverse, que la laïcité contemporaine serait une pure émanation du christianisme, une volonté même de l’Église ; or, historiquement, il n’y a rien de plus faux.

Que dit l’Évangile ?

Le Nouveau Testament parle très peu de politique : aucune juridiction, aucune loi n’y prend place. Rien de comparable en tout cas au Deutéronome ou à la Charia. Le Christ n’était pas un législateur. Il n’est pas non plus, comme pouvait l’entendre un Maurras, un révolutionnaire qui aurait appelé à la révolte et demandé l’abrogation de toute loi. En réalité, et c’est à la fois la beauté et le mystère qui entoure l’Écriture sainte, il faut écouter ce que le Christ ne dit pas. Nous sommes loin des traités, des raisonnements, des discursivités qui ne veulent rien dire : le Christ ordonne, explique peu, il édifie, s’exprime en paroles brèves et voilées. On veut trouver du sens là où le Christ veut le donner clairement : or la Bible est un livre de mystères, et on trouve la vérité dans ses silences.

Rendez à César…

Tout au long de sa prédication, le Christ appelle les hommes à consacrer la moindre de leurs actions et le plus petit aspect de leur vie à Dieu. Une parole seulement a suffi à jeter le trouble parmi les chrétiens parce qu’ils ont cru y voir une « séparation des pouvoirs », bien anachronique [3], du spirituel et du temporel - voire une soumission au politique ! Cette parole se retrouve dans trois des Évangiles (Matthieu, XXII, 17-21 ; Marc, XII, 13-17 ; Luc, XX, 25).

Dites-nous donc ce qu’il vous semble : « Est-il permis, ou non, de payer le tribut à César ? » Jésus, connaissant leur malice, leur dit : « Hypocrites, pourquoi me tentez-vous ? Montrez-moi la monnaie du tribut. » Ils lui présentèrent un denier. Et Jésus leur dit : « De qui est cette image et cette inscription ? - De César, » lui dirent-ils. Alors Jésus leur répondit : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. »

Il faut d’abord comprendre que les pharisiens ont tenté de perdre le Christ en lui posant une telle question : ils espéraient qu’il se condamne en demandant de payer le tribut à César [4]. Mais sa réponse les confondit. Les Pères de l’Église l’ont comprise d’une façon unanime :

Saint Hilaire (can. 23.) : Il faut rendre à Dieu ce qui vient de Dieu, c’est-à-dire le corps, l’âme et la volonté. La monnaie de César c’est la pièce d’or sur laquelle son image est gravée ; la monnaie de Dieu c’est l’homme sur lequel Dieu a empreint son image. Donnez donc vos richesses à César, mais réservez pour Dieu seul la conscience que vous avez de votre innocence.

Saint Jean Chrysostome (hom. 70.) : Vous aussi, lorsque vous entendez le Seigneur déclarer qu’il faut rendre à César ce qui est à César, comprenez qu’il n’a voulu parler que de ce qui ne peut nuire en rien à la religion, car, s’il en était autrement, ce ne serait plus le tribut de César, mais le tribut du démon [5].

Lorsqu’il exige de « rendre à Dieu ce qui est à Dieu », le Christ affirme qu’aucun César, aucun pouvoir temporel ne saurait être le maître absolu des hommes, car à Dieu seul l’homme se donne tout entier. Le Christ s’oppose ainsi à toute adoration de César, et ramène le politique à ce qu’il est : une activité terrestre que le spirituel pénètre comme toute réalité. Distinction ne signifie pas séparation : c’est là toute la différence. Distingués, ces deux pouvoirs n’en restent pas moins soumis à une hiérarchie qui oblige ces deux pouvoirs à collaborer et à se compléter. Cette hiérarchie est bien entendu celle de l’âme sur le corps, car comme le Christ est la tête de l’Église, l’Église est la tête du pouvoir civil ou plutôt son guide.

Je suis Roi.

Face à Pilate, le Christ a cette sublime parole : « Mon Royaume n’est pas de ce monde » (Jean 18, 36). Beaucoup pensent trouver ici la preuve que le Christ est venu apporter une « philosophie » laïque, étrangère à toute idée de pouvoir. Saint Jean Chrysostome n’est pas de cet avis :

Notre Seigneur veut dire [par ces paroles] que sa royauté n’a pas la même origine que la royauté des princes de la terre, et qu’il tient d’en haut un pouvoir qui n’a rien d’humain, et qui est beaucoup plus grand et plus éclatant. C’est pour cela qu’il ajoute : « Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs combattraient pour que je ne fusse pas livré aux Juifs. » Il fait voir ici la faiblesse des royautés de la terre qui tirent leur force de leurs ministres et de leurs serviteurs ; mais le royaume dont l’origine est toute céleste se suffit à lui-même, et n’a besoin d’aucun appui. Si telle est donc la puissance de ce royaume, c’est de sa pleine volonté qu’il s’est lui-même livré à ses ennemis [6].

Saint Augustin, sur le même verset, a une analyse encore plus fine : le Père de l’Église insiste sur la préposition « de » et fait ainsi la distinction entre l’affirmation qui consiste à dire « Mon royaume n’est pas ici », et « Mon royaume n’est pas d’ici  ». De même il dit « Mon royaume n’est pas de ce monde », et non pas « Mon royaume n’est pas dans ce monde » [7].

Après avoir prouvé que son royaume n’était pas de ce monde, Jésus ajoute : « Mais mon royaume n’est pas d’ici. » Il ne dit pas : Mon royaume n’est pas ici, car il est vraiment sur la terre jusqu’à la fin du monde ; l’ivraie s’y trouve mêlée avec le bon grain jusqu’à la moisson, et cependant il n’est pas de ce monde, parce qu’il est dans ce monde comme dans un lieu d’exil [8].

Certains chrétiens prennent prétexte d’une mauvaise interprétation de cette parole pour affirmer que la royauté du Christ n’existe pas, ou qu’elle n’a aucune incidence ni pouvoir sur la terre. Cette idée est condamnée avec insistance par Jean Chrysostome :

Les hérétiques prennent de là occasion de dire que le Sauveur est étranger à la direction du monde. Mais de ce qu’il déclare que son royaume n’est pas d’ici, il ne s’ensuit nullement que le monde ne soit point gouverné par sa providence ; ces paroles signifient donc simplement que son royaume n’est soumis ni aux lois du temps, ni aux imperfections de notre humanité [9].

Le Christ vient de démontrer que l’origine de sa royauté était surnaturelle et non naturelle, qu’elle était d’origine divine, et non d’origine humaine : « Alors Pilate lui dit : Vous êtes donc roi ? Jésus répondit : Tu le dis, je suis roi.  » (Jn 18, 37) » Le Royaume de Dieu que le Christ promet et annonce n’est pas en effet une réalité lointaine, séparée du monde, étranger aux hommes ; il le dit même « tout proche » (Mc 1, 15 ; Mt 10, 7). Aux pharisiens qui lui demandent quand viendra le Royaume de Dieu, Jésus répond : « Le Royaume de Dieu ne doit pas venir de façon à être épié, et on ne dira pas : le voilà ici ! ou là. Car voilà que le Royaume de Dieu est parmi vous » (Luc 17, 20). Le Credo ne dit-il pas que « son règne n’aura pas de fin  » ? L’oraison dominicale, la prière la plus parfaite puisque donnée par le Seigneur, ne dit-elle pas : «  que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la Terre comme au Ciel ? [10] » Il n’y a visiblement pas un domaine, fut-il la politique, qui ne devrait s’abstraire de l’obéissance qu’on doit à l’Amour de Dieu. Partout Dieu doit prévaloir ; sinon, il ne serait pas dieu.

D’une manière générale, les Écritures contiennent de nombreuses références à la royauté du Christ : dès l’annonce de sa naissance, le message de l’archange apprenant à la Vierge qu’elle engendrera un fils, qu’à ce fils le Seigneur Dieu donnera le trône de David, son père, qu’il régnera éternellement sur la maison de Jacob et que son règne n’aura point de fin (Luc 1, 32-33). Le fait que le Christ soit roi est une vérité professée aussi bien par l’Ecriture que par la Tradition [11] : la bulle Quas Primas [12] du pape Pie XI est une véritable apologie en faveur du règne social du Christ ; il y instaure une fête du Christ-Roi. Le pape y précise bien que le titre de « roi » n’est pas attribué au Christ au sens métaphorique : Roi, il L’est certainement et entièrement . La bulle est riche et elle mérite une lecture complète ; un long passage nous renseigne avec détails sur les Écritures :

6. Que le Christ soit Roi, ne le lisons-nous pas dans maints passages des Écritures ! C’est lui le Dominateur issu de Jacob (Nombres 34, 19), le Roi établi par le Père sur Sion, sa montagne sainte, pour recevoir en héritage les nations et étendre son domaine jusqu’aux confins de la terre (Ps. 2), le véritable Roi futur d’Israël, figuré, dans le cantique nuptial, sous les traits d’un roi très riche et très puissant, auquel s’adressent ces paroles : Votre trône, ô Dieu, est dressé pour l’éternité ; le sceptre de votre royauté est un sceptre de droiture (Ps 44, 7). […]

7. Écoutons maintenant les témoignages du Christ lui-même sur sa souveraineté. Dès que l’occasion se présente - dans son dernier discours au peuple sur les récompenses ou les châtiments réservés dans la vie éternelle aux justes ou aux coupables ; dans sa réponse au gouverneur romain, lui demandant publiquement s’il était roi ; après sa résurrection, quand il confie aux Apôtres la charge d’enseigner et de baptiser toutes les nations - il revendique le titre de roi (Mat 25, 31-40), il proclame publiquement qu’il est roi (Jn 18, 37), il déclare solennellement que toute puissance lui a été donnée au ciel et sur la terre (Mat 28, 18). Qu’entend-il par-là, sinon affirmer l’étendue de sa puissance et l’immensité de son royaume ? Dès lors, faut-il s’étonner qu’il soit appelé par saint Jean le Prince des rois de la terre (Apocalypse 1, 15) ou que, apparaissant à l’Apôtre dans des visions prophétiques, il porte écrit sur son vêtement et sur sa cuisse : Roi des rois et Seigneur des seigneurs (Apocalypse 19, 16). Le Père a, en effet, constitué le Christ héritier de toutes choses (He 1, 1) ; il faut qu’il règne jusqu’à la fin des temps, quand il mettra tous ses ennemis sous les pieds de Dieu et du Père (ICo 15, 25). De cette doctrine, commune à tous les Livres Saints, dérive naturellement cette conséquence : étant le royaume du Christ sur la terre, qui doit s’étendre à tous les hommes et tous les pays de l’univers. »

 

L’Église n’a jamais été une théocratie.

Une première précision est nécessaire : au sens strict du terme, le catholicisme ne peut, n’a jamais été et ne sera jamais une théocratie [13]. Pour une raison simple : il y a distinction entre les deux pouvoirs spirituel et temporel, et le pape n’a jamais prétendu remplacer les autorités temporelles au sein de leurs États [14]. Le seul pouvoir temporel qu’a jamais eu l’Église fut au sein des États pontificaux, constitués contre les Lombards dans la seconde moitié du VIIIe siècle par Pépin le Bref puis Charlemagne. Ces États pontificaux furent l’assise temporelle permettant à l’Église de sauvegarder l’indépendance politique de son siège et qui furent farouchement défendus par le pape à diverses occasions, du XIe siècle, contre les assauts normands, au XIXe siècle, contre les troupes garibaldiennes, lesquelles mirent fin à l’existence des États en 1870, malgré la défense des zouaves pontificaux. Mais, dans tout le reste de l’Occident et de la Chrétienté, de Constantin au XIe siècle, en passant par les empereurs carolingiens, ce fut l’inverse qui se produisit : le temporel a eu tendance à absorber le domaine spirituel et à s’ingérer dans ses affaires [15].
Il faut attendre la Réforme grégorienne [16], qui doit son nom à l’action du pape Grégoire VII (1073-1085), dans la seconde moitié du XIe siècle, pour que l’Église entreprenne de distinguer nettement spirituel et temporel (sans jamais les séparer cependant). L’un des principaux enjeux de cette réforme a été la lutte contre la simonie (principalement, à cette époque, la vente et achat de charges ecclésiastiques) et l’inféodation de l’Église aux puissances temporelles que cette pratique supposait. En effet, les princes territoriaux (seigneurs en tout genre : ducs, comtes, mais aussi les rois) avaient tendance, par l’investiture laïque, à placer à la tête des évêchés, abbayes et collégiales, des faux clercs, des proches du pouvoir ou des familiers. Quant aux empereurs du Saint-Empire, héritiers d’une tradition que les Carolingiens avaient reprise aux empereurs byzantins, ils avaient pris l’habitude de diriger l’élection du pape.

Le pape décida ainsi de renforcer son autorité en s’arrachant à cette domination impériale : en 1059, le pape Nicolas II, par un décret pris lors du synode de Latran, institua une procédure d’élection du pape qui est l’origine directe de celle qui est encore aujourd’hui en vigueur et qui donne le rôle essentiel au collège des cardinaux. En son canon 6 le synode interdit en outre « qu’aucun clerc ou prêtre ne reçoive d’aucune façon une église des mains d’un laïque, ni gratuitement, ni pour de l’argent  ». Cette réforme provoqua évidemment de nombreux conflits : d’abord au sein de l’Église d’un même royaume, lorsque les légats pontificaux se confrontaient à des évêques simoniaques, jaloux de leurs privilèges, ou à des princes soucieux de maintenir leur domination sur l’Église, mais également entre les souverains et Rome. Ce fut le cas de la fameuse Querelle des Investitures entre le pape Grégoire VII et l’empereur du Saint-Empire Henri IV, qui se solda par la défaite politique de ce dernier. Henri IV protesta en s’appuyant une coutume plus que séculaire, selon laquelle les rois, sacrés, étaient d’Église et n’étaient pas laïques. Sa position était à cet égard si forte qu’il a été suivi par la plus grande partie du clergé germanique, qui le soutenait contre le pape. Depuis Otton Ier et dans le droit fil de la tradition carolingienne, les souverains germaniques, pour dominer les princes féodaux, s’étaient appuyés sur les évêques et les abbés. L’investiture était pour eux une nécessité politique. Sans elle, la puissance impériale en Germanie risquait de s’effondrer, mais le pape ne démordit jamais : en 1076, Grégoire VII déposa et excommunia Henri IV, qui fut dans l’obligation d’aller à sa rencontre à Canossa, où il s’humilia durant trois jours, à attendre son absolution, en habit de pénitents.

L’Église a ainsi affirmé la supériorité du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel, jusqu’à prétendre arbitrer certaines affaires temporelles, notamment sous Innocent III, qui estima que certaines interventions pontificales étaient obligatoires ratione peccati, « en raison du péché ». C’est à ce titre que certains historiens ont pu parler de « tentation théocratique » de la papauté même si, dans les faits, elle n’a jamais pu se réaliser [17]. L’expression la plus spectaculaire de cette suprématie du pouvoir pontifical, fut les Dictatus papae, écrits en 1075 mais dont la diffusion fut très limitée. Ces 27 propositions n’en restent pas moins symptomatiques, dans la mesure où le pape y est placé au-dessus des pouvoirs temporels, et dans la possibilité de les juger et de les destituer (propositions 3 et 4). La proposition 8 affirma aussi : « Seul, il peut user des insignes impériaux. » D’où découle la proposition 12 : « Il est permis au pape de déposer les empereurs », prolongée par la dernière et vingt-septième : « Le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes. »

L’Église, dans sa volonté de retrouver son indépendance et sa « liberté » (libertas Ecclesiae) contre la tutelle laïque, dut également revaloriser l’état sacerdotal et sa fonction. Il fallut lutter contre les comportements indignes des clercs, notamment le nicolaïsme, concubinage et incontinence des prêtres. Pour ce faire il fallait aussi distinguer nettement le clergé des laïcs. Le prêtre est mediator Dei, intermédiaire entre Dieu et les hommes, et sa mission est de conduire au salut les laïcs, pas de s’y mélanger. Comme l’âme est supérieur au corps, l’esprit à la matière, l’Église, fondée par le Christ, et le pape, Vicaire de saint Pierre, avaient le devoir de guider et orienter les sociétés laïques vers le Salut [18]. De nombreuses images fut employées pour illustrer cette supériorité : celle de l’or sur le plomb, ou du soleil éclairant la lune. La théorie des « deux glaives », développée par saint Bernard de Clairvaux, lui-même l’ayant emprunté au pape Gélase [19], participe également de cette idée : à partir d’un passage de l’Évangile de Luc (22, 38 : « Ils dirent : Seigneur voici deux glaives. Et il leur dit : cela suffit »), une distinction a été faite entre le glaive spirituel et le glaive temporel, autrement dit le pouvoir spirituel et temporel, qui sont tous deux dans les mains du successeur de saint Pierre. Au pape sont remis les deux glaives. Le pape ne fait que confier, par le sacre, le glaive temporel au souverain sous réserve de lui reprendre si jamais il n’accomplissait pas avec justice son devoir de « bras armé de l’Église  » [20]. L’abbé de Clairvaux affirme qu’on ne peut utiliser le glaive temporel sans l’assentiment du pape et que ce dernier, s’il ne peut directement l’utiliser (Matthieu 16, 49 : « Remets ton glaive à sa place, car tous ceux qui prendront le glaive périront avec le glaive  »), doit pouvoir exercer son contrôle sur toute action coercitive du prince.

L’Église a aussi repris la terminologie politique romaine pour décrire cette réalité, notamment ceux du juriste romain Ulpien, qui avait mis en valeur la distinction entre l’auctoritas, c’est-à-dire le pouvoir de fixer la norme, et la potestas, pouvoir d’exécution qui en découle. L’auctoritas revient naturellement au pape, autorité spirituelle ultime, tandis que la potestas revient aux monarques qui lui obéissent. Le premier imprime les directions au gouvernement du peuple chrétien, en fonction de quoi les rois, titulaires de la potestas, doivent régler les détails politiques. Recevoir du pape, l’onction et lui jurer fidélité, c’est se soumettre, après ’’l’élection’’ par le peuple et les princes et préalablement à cette onction, au droit d’examinare, consentire, consecrare du pontife qui seul peut l’investir de la plénitude du pouvoir. La vocation première d’exercice d’un ministère spirituel, délègue l’exercice temporel au roi et au prince, simples auxiliaires et délégués de la papauté. Le pape peut donc les révoquer, les investir et les contrôler. Le mot de Saint Paul, nulla potestas nisi a Deo, "tout pouvoir vient de Dieu", fut au cœur de la pensée politique médiéval : elle appelle autant les sujets à l’obéissance envers le pouvoir qu’elle invite le pouvoir à l’obéissance envers Dieu. C’est d’ailleurs tout le sens du sacre, qu’il s’agisse du sacre du roi de France, d’Angleterre ou de l’empereur : le souverain tient sa légitimité du sacre, qui lui confère une autorité divine par l’intermédiaire de l’Eglise. Le roi doit accepter les promesses que lui fait dire l’Eglise durant le sacre : la justice, la paix, la protection de l’Eglise et de la foi, le bon gouvernement du royaume. En cela, l’Eglise avait à cœur de tempérer un pouvoir rendu nécessaire par le péché mais pour lequel aucun homme est en nature fondé à l’exercer.
Telle est la subordination théorique des souverains au chef de la Chrétienté : c’est une théocratie au sens large ; c’est aussi une laïcité au sens large du terme. C’est ainsi que, paradoxalement, les thèses grégoriennes, en évinçant les puissances temporelles du domaine spirituel, ont aussi permis par la justification de sa supériorité, un contrôle et un pouvoir encore plus grand que l’Église ne le possédait auparavant sur les souverains. C’est pourquoi, certains sont abusés par cette réforme et ont cru y voir l’application d’un principe de « laïcité », alors que l’Église n’a fait que repenser la distinction entre spirituel et temporel pour mieux la hiérarchiser et asseoir son influence sur le pouvoir temporel – sans toutefois se confondre avec lui. Mais la distinction suppose également une collaboration étroite des deux pouvoirs pour la mise en oeuvre du Bien commun. C’est tout l’inverse de l’idée de séparation, qui devait venir plus tard et qui a toujours été condamnée par l’Eglise.

 

L’Église n’a jamais réclamé une « laïcité ».

Historiquement parlant, si l’on s’en tient aux différentes réactions et écrits du Magistère, la laïcité, au sens où on l’entend aujourd’hui, est une idée radicalement condamnée par l’Église. Deux événements historiques fondamentaux illustrent la naissance de la laïcité en France : la Révolution française de 1789 [21], et la Loi de Séparation de l’Église et de l’État de 1905, aboutissement de toute une politique anticléricale menée sous la IIIe République. L’un comme l’autre de ces événements ont été violemment condamnés par l’Église catholique . En fait, tout au long du XIXe siècle et durant la première moitié du XXe siècle, l’Église multiplie les bulles et encycliques condamnant les erreurs de la modernité politique, au premier desquelles, la laïcité [22]. Nous nous proposons d’en dresser une brève généalogie.
Miraris vos, Grégoire XVI, en 1832, inaugure ce défilé de documents magistériels tous plus intransigeants les uns que les autres ; à chaque fois, l’idée de laïcité y est condamnée. En 1864, Quanta Cura de Pie IX condamne le principe de laïcité en plusieurs, dont nous en sélectionnons deux :

4 -Ces opinions trompeuses et perverses sont d’autant plus détestables qu’elles visent principalement à entraver et renverser cette puissance de salut que l’Église catholique, en vertu de la mission et du mandat reçu de son divin Auteur, doit exercer librement jusqu’à la consommation des siècles, non moins à l’égard des individus que des nations, des peuples et de leurs chefs. Elles cherchent à faire disparaître cette mutuelle alliance et cette concorde entre le Sacerdoce et l’Empire, qui s’est toujours avérée propice et salutaire à la Religion et à la société. […]

6 -Là où la religion a été mise à l’écart de la société civile, la doctrine et l’autorité de la révélation divine répudiées, la pure notion même de la justice et du droit humain s’obscurcit et se perd, et la force matérielle prend la place de la véritable justice et du droit légitime.

Le Quanta Cura fut accompagné de son célèbre Syllabus, catalogue des erreurs, et parmi celles-ci, on trouve les propositions suivantes, déclarées anathèmes :

LIV. Les rois et les princes, non seulement sont exempts de la juridiction de l’Église, mais même ils sont supérieurs à l’Église quand il s’agit de trancher les questions de juridiction.

LV. L’Église doit être séparée de l’État, et l’État séparé de l’Église.

En France pourtant, l’idée d’une séparation de l’Église et de l’État grandit, et elle s’attaque d’abord à la question de l’enseignement. Le Ministère de l’Éducation de 1879 à 1883, J. Ferry, met en place un nouveau dispositif scolaire, complétée ensuite. Avec la Loi Camille Sée de 1880, les lycées et collèges de filles sont créés ; l’enseignement religieux est exclu des heures de classe ; Ferry déclare que les femmes doivent cesser d’appartenir à l’Eglise pour « appartenir à la Science ». En 1884, on supprime les « terres maudites » dans les cimetières, on abroge les prières publiques dans les églises lors de la rentrée des Chambres ; en 1885 on supprime les facultés de théologie catholique d’État ; la loi Goblet de 1886 laïcise le personnel enseignant.

Le pape Léon XIII, réputé pourtant pour être un pape plus conciliateur, lui qui fut l’auteur du Rerum Novarum (1891), laquelle fondait la Doctrine Sociale de l’Église, ainsi que de l’encyclique Au milieu des sollicitudes (1892), qui appelait les catholiques français à se rallier à la République, écrivait encore dans Immortale Dei, en 1885 :

6. La société politique étant fondée sur ces principes, il est évident qu’elle doit sans faillir accomplir par un culte public les nombreux et importants devoirs qui l’unissent à Dieu. [...] les sociétés politiques ne peuvent sans crime se conduire comme si Dieu n’existait en aucune manière, ou se passer de la religion comme étrangère et inutile, ou en admettre une indifféremment selon leur bon plaisir. En honorant la Divinité, elles doivent suivre strictement les règles et le mode suivant lesquels Dieu lui-même a déclaré vouloir être honoré. Les chefs d’État doivent tenir pour saint le nom de Dieu et mettre au nombre de leurs principaux devoirs celui de favoriser la religion, de la protéger de leur bienveillance, de la couvrir de l’autorité efficace des lois, et ne rien statuer ou décider qui soit contraire à son intégrité.

La société civile [...] doit, en favorisant la prospérité publique, pourvoir au bien de citoyens de façon non seulement à ne mettre aucun obstacle, mais à assurer toutes les facilités possibles à la poursuite et à l’acquisition de ce bien suprême et immuable auquel ils aspirent eux-mêmes. La première est de faire respecter la sainte et inviolable observance de la religion, dont les devoirs unissent l’homme à Dieu.

14. Il est donc nécessaire qu’il y ait entre les deux puissances [l’Église et l’État] un système de rapports bien ordonné, non sans analogie avec celui qui, dans l’homme, constitue l’union de l’âme et du corps.

En 1906, à la suite de, l’Église condamna sans appel la loi de 1905 qui venait d’être promulguée en France, à travers une encyclique dont le titre dit assez de sa violence. Saint Pie X fulmina ainsi Vehementer Nos, qui commence comme ceci :

En vérité, au lendemain de la promulgation de la loi qui, en brisant violemment les liens séculaires par lesquels votre nation était unie au siège apostolique, crée à l’Église catholique, en France, une situation indigne d’elle et lamentable à jamais. Événement des plus graves sans doute que celui-là ; événement que tous les bons esprits doivent déplorer, car il est aussi funeste à la société civile qu’à la religion. […]

Qu’il faille séparer l’État de l’Église, c’est une thèse absolument fausse, une très pernicieuse erreur. Basée, en effet, sur ce principe que l’État ne doit reconnaître aucun culte religieux, elle est tout d’abord très gravement injurieuse pour Dieu, car le créateur de l’homme est aussi le fondateur des sociétés humaines et il les conserve dans l’existence comme il nous soutient. Nous lui devons donc, non seulement un culte privé, mais un culte public et social, pour l’honorer.

Tout le document développe cette condamnation, examinant la loi en détail et y récuse absolument toutes les clauses. Pour saint Pie X, il est inconcevable que le pouvoir public soit exclusivement dévoué à la conduite politique de la société, dans la mesure où son intérêt est aussi celle du Bien commun, qui recouvre également la question spirituelle, et donc du Salut [23] :

En outre, cette thèse est la négation très claire de l’ordre surnaturel ; elle limite, en effet, l’action de l’État à la seule poursuite de la prospérité publique durant cette vie, qui n’est que la raison prochaine des sociétés politiques, et elle ne s’occupe en aucune façon, comme lui étant étrangère, de leur raison dernière qui est la béatitude éternelle proposée à l’homme quand cette vie si courte aura pris fin.

Les sociétés humaines ne peuvent pas, sans devenir criminelles, se conduire comme si Dieu n’existait pas ou refuser de se préoccuper de la religion comme si elle leur était chose étrangère ou qui ne pût leur servir de rien. Aussi, les pontifes romains n’ont-ils pas cessé, suivant les circonstances et selon les temps, de réfuter et de condamner la doctrine de la séparation de l’Église et de l’État.

Enfin, il conclut sur le même ton :

Nous réprouvons et nous condamnons la loi votée en France sur la séparation de l’Église et de l’État comme profondément injurieuse vis-à-vis de Dieu, qu’elle renie officiellement, en posant en principe que la République ne reconnaît aucun culte. Nous la réprouvons et condamnons comme gravement offensante pour la dignité de ce Siège apostolique, pour notre personne, pour l’épiscopat, pour le clergé et pour tous les catholiques français. […] [24] »

La même année, l’encyclique Gravissimo Officii du 10 août 1906 réitère la condamnation : le pape ordonne aux catholiques de ne pas se conformer à la loi, et décrit cette loi comme une persécution. Deux ans après, saint Pie X renouvelle encore cette accusation dans Pascendi Dominici.

S’il est faux de dire que l’Église a tenté ou prétendu être une théocratie, il est tout aussi faux de dire qu’elle a accepté ou même diffusé l’idée de laïcité, laquelle est une idée politique moderne dont on peine à trouver l’équivalent dans l’histoire. L’Église romaine n’a pu que condamner une idéologie politique qui s’imposait avec brutalité en France contre les catholiques et leur culte. Émile Combes [25], président du Conseil et ancien séminariste, était par exemple un anticlérical virulent : il a interdit le catéchisme à l’école publique, a interdit en juillet 1904 l’enseignement aux congrégations, poussant à l’exil 30 000 religieux et religieuses, qui quittèrent la France. 10 000 écoles catholiques furent fermées. Début 1905, Combes doit démissionner suite à l’affaire « des fiches » (surveillance avec l’aide de loges maçonniques de la vie privée des officiers et de leur pratique religieuse), même si ce système datait de Waldeck-Rousseau. Devant tant de brutalité, le pape Pie X fut dans l’obligation de rompre les relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège. Avec la Loi de 1905, la République « ne reconnait, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte » (art.2). C’est la fin du régime des « cultes reconnus » : les Églises ne sont plus de droit public mais de droit privé, comme corps constitués (art.20), et existent à un niveau national. Il est interdit « d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics » (art .28).

Lorsque la loi de 1905 fut appliquée en France, la plupart des catholiques ressentirent cette loi comme une persécution. La querelle éclata sur une mesure transitoire : l’inventaire des biens des églises, afin de préparer la dévolution de ces biens aux associations cultuelles définies dans l’article 4 de la loi. Cet inventaire fut considéré par certains comme un viol d’objets sacrés et des affrontements eurent lieu, notamment là où la résistance à la Constitution civile du clergé et la Révolution avait été la plus vive. Le gouvernement dut affronter une opposition virulente notamment dans les régions de la Bretagne et du Massif Central, et des échauffourées se produisent entre les manifestants et les forces de l’ordre. Ils se barricadèrent dans les églises pour empêcher les agents du fisc de procéder à l’inventaire [26].

Plus tard dans le XXe siècle, la bulle Quas Primas (1925) de Pie XI instaura la fête du Christ-Roi. Cette bulle peut être citée en conclusion de cette présentation des documents magistériels hostiles à l’idée de laïcité : elle en est comme le couronnement. Quas Primas affirme que le Christ ne règne véritablement sur une société que dans la mesure où Il impressionne les lois civiles de l’essence de la Loi divine. Pie XI exige ainsi des politiques la célébration publique du Christ et la sauvegarde de son règne dans la société civile :

Les États, à leur tour, apprendront par la célébration annuelle de cette fête que les gouvernants et les magistrats ont l’obligation, aussi bien que les particuliers, de rendre au Christ un culte public et d’obéir à ses lois. Les chefs de la société civile se rappelleront, de leur côté, le jugement final, où le Christ accusera ceux qui L’ont expulsé de la vie publique, mais aussi ceux qui L’ont dédaigneusement mis de côté ou ignoré, et tirera de pareils outrages la plus terrible vengeance.

21. Car Sa royauté exige que l’État tout entier se règle sur les commandements de Dieu et les principes chrétiens aussi bien dans la législation que dans la façon de rendre la justice et que dans la formation de la jeunesse à une doctrine saine et à une bonne discipline des mœurs [27].


[1] Le philosophe R. Brague et l’historien J.F. Chemain par exemple.

[2] Le "philosophe" F. Lenoir et l’historien J. Baubérot par exemple, parmi beaucoup d’autres.

[3] Il serait trop facile de montrer que toutes les religions du monde et de l’histoire n’ont jamais connu cette séparation aberrante et métaphysiquement injustifiable ; le religieux, par son objet même, doit comprendre la réalité humaine dans son entier sinon elle ne saurait être digne de son nom : ce serait tout au plus une philosophie. Le catholicisme n’échappe pas à la règle, ni doctrinalement, ni historiquement. Certes, elle présente une organisation de ces pouvoirs qui lui est propre, une originalité fondamentale mais qui n’a cependant jamais présenté cette séparation. Même dans des peuples célébrés pour leur génie politique et leur progrès civique, ceux de la Cité et du Sénat, cette idée d’éviction du religieux de l’espace public et du pouvoir politique est toujours restée inconnue. « Entre particularisme local et panhellénismes, communs et ouverts à l’ensemble de la communauté des Hellènes se joue une vie religieuse présente dans les moindres manifestations de la vie sociale et de la vie publique. Un des principaux caractères de cette religion est son imbrication dans des activités qui, pour nous aujourd’hui, ne relèvent absolument pas du religieux : une séance à l’assemblée ou une bataille doit être précédée par un sacrifice et des libations par exemple. Aussi les limites de ce que nous appelons dans notre culture le sacré et le profane, le religieux et le laïc, n’existent pas de la même manière dans le monde grec, la religion grecque est de prime abord très dépaysante. » Histoire grecque, p.271, PUF, C. Orrieux, P. Schmitt Pantel.

[4] « Saint Jérôme : Cette question si flatteuse, mais pleine de fourberie, tendait à provoquer, de la part du Seigneur, cette réponse qu’il craint plus Dieu que César : « Dites-nous donc, que vous semble-t-il, est-il permis de payer l’impôt à César, ou non ? » (Mt 17, 14), car, s’il répond qu’on ne doit point payer le tribut, aussitôt les hérodiens se saisiront de lui comme coupable de révolte contre l’empereur romain. — Saint Jean Chrysostome : (hom. 70.) Ils savaient en effet que certains autres (Ac 5, 36-37) avaient été punis de mort comme auteurs d’une pareille rébellion, et ils voulaient, par ces questions captieuses faire peser sur lui de semblables soupçons. » Thomas d’Aquin, Catena Aurea, Matthieu 22, 18.

[5] Hilarius in Matth. Deo etiam quae eius sunt reddere nos oportet, idest corpus et animam et voluntatem. Numisma enim Caesaris in auro est, in quo est eius imago depicta. Dei autem numisma homo est, in quo est Dei imago figurata : ideo divitias vestras date Caesari, Deo autem innocentiae vestrae conscientiam servate. Chrysostomus in Matth. Tu autem cum audieris reddite quae sunt Caesaris Caesari, illa scito eum dicere solum quae in nullo pietati nocent : quia si aliquid tale fuerit, non adhuc Caesaris est, sed Diaboli tributum. Deinde ut non dicant quoniam hominibus nos subicis, subdit et quae sunt Dei Deo. Origène a une interprétation plus originale à propos de cet épisode : « Ou bien c’est le prince de ce monde (c’est-à-dire le démon) qui est appelé César, car nous ne pouvons rendre à Dieu ce qui est à Dieu avant d’avoir rendu au prince de ce monde ce qui est à lui, c’est-à-dire avant d’avoir déposé toute malice. »

[6] Saint Thomas d’Aquin, Chaine d’Or sur l’Évangile de saint Jean, Chap. XVIII, Versets 33-38.

[7] La version grecque de ce verset dit la même chose : Ἡ βασιλεία ἡ ἐμὴ οὐκ ἔστιν ἐκ τοῦ κόσμου τούτου. La particule ἐκ, équivalent du ex latin, désigne l’origine. Le royaume du Christ sur le monde terrestre n’est donc pas nié ; ce qui est nié en revanche, c’est l’idée que sa royauté viendrait de l’ici-bas, comme celle de César.

[8] Un commentaire immédiat exprime une chose semblable : « Théophylactus : Ou bien encore, il ne dit pas : « Mon royaume n’est pas ici, » mais « il n’est pas d’ici, » parce qu’il règne dans le monde, que sa providence le gouverne, et qu’il y règle tout suivant sa volonté. Toutefois son royaume n’est pas composé d’éléments terrestres, mais son origine est céleste et il existe avant tous les siècles. »

[9] Catena Aurea sur l’Évangile de saint Jean, Chap. XVIII, Versets 33-38.

[10] Credo : … cuius regni non erit finis. Pater : Advéniat regnum tuum. Fiat voluntas tua, sicut in caelo et in terra.

[11] « Le Christ est Roi sur toute la Création, et en particulier sur les sociétés humaines ». CEC n°2105.

[13] Si l’on s’en tient à la définition donnée par M. Pacaut comme « doctrine selon laquelle l’Église détient la souveraineté dans les affaires temporelles » (La théocratie : l’Eglise et le pouvoir au Moyen Âge, Paris, Aubier, 1957, p.1.). Le mot semble majoritairement admis chez les historiens - on la retrouve chez J.-F. Lemarignier, M. Pacaut, J.-C. Moore et J. Théry notamment -, malgré peut-être un certain manque de nuance, puisqu’historiquement l’autonomie du pouvoir laïque ne fut jamais refusé complétement.

[14] C’est, par exemple, une différence avec l’Islam du temps des Califes. Celui-ci était en effet un successeur de Mahomet et réunissait ainsi les deux pouvoirs, spirituel et temporel, sultan et calife, en tant que dirigeant de l’umma et commandeur des croyants.

[15] L’ancienne historiographie a nommé cette tendance « césaro-papisme ».

[16] La Réforme grégorienne commence en 1049 (avènement du pape Léon IX) et s’achève en 1122 (concordat de Worms) avec un apogée qui serait le pontificat de Grégoire VII (1073-1085), pape qui donne son nom à la réforme. Mais de plus en plus, on considère que ce mouvement s’inscrit dans une temporalité plus longue, jusqu’au pontificat d’Innocent III (1198-1216).

[17] Mais cela ne retire rien au mérite historique de l’ « augustinisme politique », qu’il ne saurait être question pour Joseph de Maistre de condamner : dans le livre II de Du pape, il prononce un vibrant éloge de Grégoire VII et de l’action des papes médiévaux, qui éduquèrent la monarchie européenne en rappelant aux rois les limites de leurs pouvoirs. « L’autorité des papes fut la puissance choisie et constituée, dans le Moyen Âge, pour faire équilibre à la souveraineté temporelle et la rendre supportable aux hommes ». Ce serait commettre un anachronisme que de dénoncer l’augustinisme politique en raison de l’erreur ou de « l’exagération » des papes sur les rois : « chaque siècle a ses préjugés et sa manière de voir d’après laquelle il doit être jugé. C’est un insupportable sophisme du nôtre de supposer constamment de nos jours l’était de même dans les temps passés ; et que Grégoire VII devait agir avec Henri IV comme devait en agir Pie VII envers sa majesté l’empereur François II ». Grégoire VII et ses successeurs, qui avaient à combattre l’anarchie féodale et la violence de « tous les vices couronnés », ne pouvaient pas ne pas user de l’autorité supérieure que leur temps leur reconnaissait et qui était légitime par cela même qu’elle leur était reconnue. Maistre postule en effet l’interdépendance de l’État qui veille au bien public et de l’Église qui travaille au salut des âmes. La religion, selon lui ne saurait être une affaire privée : puisqu’elle fonde l’unité nationale sur son dogme et qu’elle prêche l’obéissance au pouvoir établi, elle est institution d’État. C’est pourquoi un État ne saurait tolérer qu’on menace l’autorité de l’Église. « Notre illustre prédécesseur Léon XIII, notamment, a plusieurs fois, et magnifiquement exposé ce que devraient être, suivant la doctrine catholique, les rapports entre les deux sociétés. "Entre elles, a-t-il dit, il faut nécessairement qu’une sage union intervienne, union qu’on peut non sans justesse ; comparer à celle, qui réunit dans l’homme, l’âme et le corps." »

[18] Une idée médiévale qui est en fait celle de toute la Tradition de l’Église. En 1906, Pie X usera de cette même analogie dans Vehementer Nos : l’Église et à l’État ce que l’âme est au corps.

[19] Le pape Gélase (mort en 496) fut le premier pape a pensé réellement l’autonomie du pouvoir spirituel et sa supériorité sur celui temporel ; sa pensée connut une grande prospérité durant tout le Moyen Âge. Dans une lettre qu’il a écrite, entre 492 et 496, à l’empereur d’Orient, Anastase, il affirme : « le poids des pontifes est plus lourd dans la mesure où ils auront à répondre pour les rois eux-mêmes au tribunal de Dieu » (Patrologie latine, 59, 42). Dans le traité Tomus de anathematis uinculo, il réaffirme avec force le primat romain, affirmant que c’est le successeur de Pierre qui lie et délie.

[20] Cette doctrine toute empreinte de sagesse permet de répondre à beaucoup de bêtises philosophiques. Dans Du Contrat Social, Livre I, Chap. III, « Du droit du plus fort », cette distinction permet de raccorder en des termes laïcs ce que Rousseau précisément critique avec force : le pouvoir matériel est en soi une force et la force à l’état pur, lorsqu’elle s’exerce sur des hommes, est une violence. Seule la force mise au service du droit peut être justifiée rationnellement.

[21] Pour le spécialiste de la laïcité, J. Baubérot, « la Révolution française constitue le point de départ de l’histoire de la laïcité en France. Avec elle, apparaît l’idée de l’État laïque, neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique. » Histoire de la laïcité en France, Que Sais-Je, PUF, p. 4.

[22] En fait, l’Église a toujours affirmé la nécessité d’une coopération entre pouvoir spirituel et temporel, entendue que le premier a une supériorité théorique sur la seconde. À ce titre, l’Église a toujours condamné virtuellement l’idée de laïcité. Ce n’est donc pas seulement chez Pie IX ou Léon XIII qu’on peut la lire : mais chez Saint Thomas d’Aquin, Grégoire IX, Innocent III, Boniface VIII, Saint Pie V, Pie VII etc. Même le Catéchisme actuel de l’Église Catholique, en son paragraphe 2105 l’affirme : « Le Christ est Roi sur toute la Création, et en particulier sur les sociétés humaines ». Il faut donc comprendre que l’Église s’est mise à condamner explicitement la laïcité à partir du moment où cette idée a commencé à exister positivement, l’idée de laïcité n’étant même pas envisagée avant la Révolution.

[23] Ne pensons pas non plus que toute cette insistance sur le règne du Christ et l’implication de l’Église dans la vie de l’État soit une obsession de la papauté à une époque où elle était en train de perdre toutes ses prérogatives politiques : cette idée de hiérarchie les pouvoirs spirituel et temporel, la visée religieuse que devait se donner le second, était déjà présente et défendue dans la Tradition et dans l’histoire, comme nous l’avons vu. Saint Thomas d’Aquin l’écrivait déjà : « Donc, puisque la fin de cette vie qui mérite ici-bas le nom de vie bonne est la béatitude céleste, il appartient à ce compte à la fonction royale [à l’Etat] de procurer la vie bonne de la multitude selon ce qu’il faut pour lui faire obtenir la béatitude céleste ; c’est-à-dire qu’il doit prescrire (dans son ordre qui est le temporel) ce qui y conduit et, dans la mesure du possible, interdire ce qui y est contraire ». S. Thomas d’Aquin, De Regimine Principum, L 1, ch. XV.

[24] Cette encyclique est riche, et nous n’en avons sélectionné que quelques passages forts. Mais d’autres sont tout aussi incisifs… : « Vous savez le but que se sont assigné les sectes impies qui courbent vos têtes sous leur joug, car elles l’ont elles-mêmes proclamé avec une cynique audace : " Décatholiciser la France ". Elles veulent arracher de vos cœurs, jusqu’à la dernière racine, la foi qui a comblé vos pères de gloire, la foi qui a rendu votre patrie prospère et grande parmi les nations, la foi qui vous soutient dans l’épreuve qui maintient la tranquillité et la paix à votre foyer et qui vous ouvre la voie vers l’éternelle félicité.

[25] Émile Combes, comme beaucoup des promoteurs de la laïcité en France, furent Francs-maçons. E. Combes fut le premier qui en 1904, après la victoire du Bloc des gauches aux élections en 1902, à avoir proposé l’idée d’une séparation de l’Église et de l’État.

[26] On déplore trois morts en mars 1906 – presqu’autant que Mai 68… C’est dire à quel point ce fut une révolution.

[27] Autre passages intéressants : « Il se trouva même des États qui crurent pouvoir se passer de Dieu et firent consister leur religion dans l’irréligion et l’oubli conscient et volontaire de Dieu. […] Les fruits très amers qu’a portés, si souvent et d’une manière si persistante, cette apostasie des individus et des Etats désertant le Christ, Nous les avons déplorés dans l’Encyclique Ubi arcano. Nous les déplorons de nouveau aujourd’hui. Fruits de cette apostasie, les germes de haine, semés de tous côtés ; les jalousies et les rivalités entre peuples, qui entretiennent les querelles internationales et retardent, actuellement encore, l’avènement d’une paix de réconciliation ; les ambitions effrénées, qui se couvrent bien souvent du masque de l’intérêt public et de l’amour de la patrie, avec leurs tristes conséquences : les discordes civiles, un égoïsme aveugle et démesuré qui, ne poursuivant que les satisfactions et les avantages personnels, apprécie toute chose à la mesure de son propre intérêt. Fruits encore de cette apostasie, la paix domestique bouleversée par l’oubli des devoirs et l’insouciance de la conscience ; l’union et la stabilité des familles chancelantes ; toute la société, enfin, ébranlée et menacée de ruine. » « Or, il Nous en souvient, Nous proclamions ouvertement deux choses : l’une, que ce débordement de maux sur l’univers provenait de ce que la plupart des hommes avaient écarté Jésus-Christ et sa loi très sainte des habitudes de leur vie individuelle aussi bien que de leur vie familiale et de leur vie publique ; l’autre, que jamais ne pourrait luire une ferme espérance de paix durable entre les peuples tant que les individus et les nations refuseraient de reconnaître et de proclamer la souveraineté de Notre Sauveur. »

Source : lerougeetlenoir.org

Commentaires   

 
0 #3 Louis-Philippe 08-02-2018 19:23
Si on veut revenir au temps des États catholiques, il faudrait rétablir l'Index qui nous préservait des écrits funestes et immoraux de bon nombre d'auteurs contemporains. Mais les hommes d'aujourd'hui sont trop orgueilleux pour accepter de se faire dire quoi lire par l'Église.
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0 #2 Louis-Philippe 07-02-2018 21:37
Mgr Fellay est très clair dans cette lettre: http://sspx.ca/fr/publications/letters/nov-2017-lettre-aux-amis-et-bienfaiteurs-88-33698
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0 #1 Louis-Philippe 07-02-2018 09:51
Tout est contenu dans ces trois mots: Création-Dépend ance-Soumission . Le fait que nous sommes des créatures de Dieu nous rend dépendantes de lui et de la dépendance découle la soumission à sa loi et son ordre.
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