vendredi, 19 janvier 2018 10:32

Guy Debord, un regard radical sur notre société

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Guy Debord dénonçait les dérives de notre société marchande dès les années 50. Retour sur l'œuvre d'un insurgé, à qui la BnF (Paris) a consacré une expo à en mars 2013.

On connaît – du moins l'a-t-on cru et dit longtemps – peu de photographies de Guy Debord (1931-1994). Ce qui n'empêche pas qu'existent de lui de multiples images. Fragments d'une vie et d'une légende. L'image d'un jeune homme de 22 ans, inscrivant, un jour de 1953, sur un mur de la rue de Seine, le slogan devenu fameux : « Ne travaillez jamais », sorte de tract inaugural tracé à la craie, premier acte symbolique d'une révolte politique et esthétique contre l'ordre établi et le mol confort de la France des Trente Glorieuses. L'image du chef de bande, un rien voyou, vaguement clandestin, presque gourou, fondant en 1957 l'Internationale situationniste et dirigeant sa petite troupe d'activistes avec l'autorité et la stratégie d'un chef de guerre.

L'image du théoricien politique radical, fuyant farouchement les médias, méditant sa lecture de Marx pour écrire et publier, quelques mois avant l'embrasement de Mai 68, un essai dont le titre a connu une rare et équivoque fortune : La Société du spectacle (1967). Celle du cinéaste héroïque, livrant à l'incompréhension du plus grand nombre une poignée de films qu'il revendiquait sans « aucune concession pour le public ». Celle, enfin, de l'ermite de Haute-Loire, l'autobiographe de Panégyrique (1989), sorte de Méphisto panaroïaque et bizarre pour les uns, épicurien sensible et généreux pour les autres ; quoi qu'il en soit, vivant retiré du monde, lisant, écrivant et buvant beaucoup – au point d'en tomber gravement malade. Ultimement tiré de l'oubli où il s'était laissé glisser par l'annonce de son suicide, le 30 novembre 1994.
 

Le spectacle, c’est la mort

1967. Comics détournés pour l'annonce de la parution de La Société du spectacle chez Buchet-Chastel. © BNF, dpt manuscrits, fonds Guy Debord.

 

La « société du spectacle » est incontestablement le concept, et l'ouvrage, qui a fait et fait encore la postérité de Guy Debord. Devenu, dans le langage courant, une sorte de dénonciation de l'emprise excessive des médias, La Société du spectacle, essai plutôt difficile d'accès, est en fait bien plus que cela : un pamphlet anticapitaliste virulent et argumenté. La cible de l'auteur, et il le redira en 1988 dans ses Commentaires sur la société du spectacle, c'est « l'accomplissement sans frein des volontés de la raison marchande », « le règne autocratique de l'économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable, et l'ensemble des nouvelles techniques de gouvernement qui accompagnent ce règne ».

Pour la première fois dans l'histoire des hommes, ajoute Debord, « les mêmes ont été les maîtres de tout ce que l'on fait et de tout ce que l'on en dit ». C'est la concentration de tous les pouvoirs dans les mains de quelques-uns, le totalitarisme de la marchandise, l'aliénation de l'individu dont l'existence est au service de ladite marchandise. « Quand l'économie toute-puissante est devenue folle […] les temps spectaculaires ne sont rien d'autres », conclut Guy Debord. 

La vie d’abord

Internationale lettriste, tract, décembre 1955. © BNF, dpt manuscrits, fonds Guy Debord.


« On veut plaisanter en disant que je m'emploie "depuis trente ans à défaire le système général d'illusion qui englue l'Est comme l'Ouest". Je me suis employé d'abord et presque uniquement à vivre comme il me convenait le mieux », note Guy Debord, dans Cette mauvaise réputation (1993). Né à Paris en 1931 dans une famille de la moyenne bourgeoisie, orphelin de père à 4 ans, Guy Debord a grandi à Nice, avant de revenir dans la capitale à la fin de l'adolescence. A 19 ans, il est membre du mouvement lettriste, une avant-garde artistique, sorte d'héritière du surréalisme et du dadaïsme. En 1952, il fait dissidence pour fonder l'Internationale lettriste, puis cinq ans plus tard, en 1957, l'Internationale situationniste. « Le mouvement situationniste se définit comme une sorte de réalisation de la poésie dans la vie, explique Patrick Marcolini, philosophe et spécialiste de l'histoire du mouvement (1). Il prône un retour au sensible, au réel, à la vie quotidienne. »

Une avant-garde politique et artistique

« L'Internationale situationniste (IS) n'est pas une association, mais un mouvement complètement informel, qu'on intègre par un processus d'adoubement », expliquent Laurence Le Bras et Emmanuel Guy, commissaires de l'exposition de la BnF « Guy Debord. Un art de la guerre ». Et que l'on quitte souvent parce qu'on en est exclu… De 1957 à 1972, année de sa dissolution, l'IS aura compté, en tout et pour tout, et dans tous les pays où elle est présente (essentiellement la France, la Scandinavie, l'Italie, le Royaume-Uni, les Etats-Unis), de soixante-dix à quatre-vingts membres, « et jamais plus de dix personnes à la fois ». Les plus célèbres : Michèle Bernstein (née en 1932, et qui fut la première épouse de Guy Debord), le peintre danois Asger Jorn (1914-1973), l'essayiste belge Raoul Vaneigem (né en 1934, auteur en 1967 d'un célèbre Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations), l'Italien Gianfranco Sanguinetti… Aux membres, s'ajoutant des sympathisants, des amis, sortes de compagnons de route.

Les cibles représentaient des portraits des dirigeants des deux
blocs, Est et Ouest. En arrière-plan, les directives nos 1 et 2 de
Guy Debord. Internationale situationniste, exposition. Destruktion af RSG-6. Galerie EXI, Odense (Danemark) Juin 1963. © BNF, dpt manuscrits, fonds Guy Debord.

L'objectif du mouvement : « la contestation révolutionnaire radicale », résument Laurence Le Bras et Emmanuel Guy. Etre des acteurs de l'Histoire et non des spectateurs. Dans une livraison de leur revue, en 1963, on trouve ce développement : « Nous prenons volontiers l'habitude de regarder l'histoire et l'évolution comme des forces qui vont implacablement, tout à fait en dehors de notre contrôle […]. Nous, les gens créatifs dans tous les domaines, devons nous défaire de cette attitude paralysante, et prendre le contrôle de l'évolution humaine. » La particularité de l'IS, au sein d'une époque d'intense activisme politique : « le nouage entre le politique et l'artistique ».

Avant-garde artistique à l'origine, l'IS n'oublie pas cet héritage lorsque, au début des années 60, elle investit de plus en plus le champ politique. « Il s'est agi alors, pour Guy Debord, de faire concorder la critique de la société qu'ont développée les sciences humaines dont il s'est nourri (la philosophie, la sociologie, etc.) avec la critique portée à leur façon par les avant-gardes artistiques, telles que le surréalisme, le dadaïsme, précise Patrick Marcolini. L'idée est d'englober tous les aspects du savoir et de la culture. »

« De cet héritage artistique, les situationnistes ont acquis une sorte de savoir-faire, poursuit Laurence Le Bras. Cela se manifeste notamment par leur revue, leurs tracts, dont le niveau graphique est très sophistiqué. Le souci esthétique est constant, rien n'est laissé au hasard : le graphisme, la mise en pages, le choix du papier, la qualité d'impression. Pour eux, être efficace, c'est lier la forme et le contenu. »

Le maître de guerre

Guy Debord, Cannes, villa Meteko, avant 1950. © BNF, dpt manuscrits, fonds Guy Debord.

« Les jours de cette société sont comptés ; ses raisons et ses mérites ont été pesés, et trouvés légers ; ses habitants sont divisés en deux partis, dont l'un veut qu'elle disparaisse… » Le ton de la préface qu'a donnée Guy Debord à l'édition italienne de La Société du spectacle est sans ambiguïté : contre le « spectacle », c'est une guerre qu'il convient de mener. Guy Debord est un lecteur assidu de Clausewitz, des Mémoires de Jean-François Paul de Gondi, alias le cardinal de Retz, de L'Art de la guerre, le classique chinois du Ve siècle avant J.-C… « Nous voulons que les idées redeviennent dangereuses », prône de son côté la revue Internationale situationniste, en 1967.

Parmi les quelque 1 400 fiches de lecture rédigées par Debord tout au long de sa vie et mises au jour au moment du rachat de ses archives par la BnF, « un tiers a trait à l'art de la guerre et à la stratégie », notent les commissaires de l'exposition. Les armes de Guy Debord et des « situs » dans la guerre qu'ils ont engagée : des textes théoriques, des tracts en prise avec l'actualité, mais aussi le détournement humoristique des images fabriquées par le « spectacle » – les publicités, surtout. Et du bruit, du scandale, quand l'occasion s'en présente…
 

Des moteurs de Mai 68

Guy Debord, Directive n°1 : « Dépassement de l’Art ». Huile sur toile, 17 juin 1963. © BNF, dpt manuscrits, fonds Guy Debord.

 

« Durant les années 50 et au début des années 60, l'influence des idées situationnistes est marginale, observe Patrick Marcolini. Le mouvement est d'ailleurs tenu à l'écart de la vie intellectuelle française par tous ceux auxquels il s'attaque, c'est-à-dire à peu près tout le monde. Notamment Sartre, et avec lui tous les intellectuels de gauche engagés auprès de l'URSS ou de la Chine de Mao, dénoncés par les situs comme complices des régimes totalitaires – qui, pour Debord, sont de simples variantes du capitalisme, dans lesquelles le parti et sa bureaucratie exercent la fonction que la bourgeoisie exerce en Occident. » Il faut attendre le milieu des années 60 pour que les publications situationnistes commencent à être lues, en particulier dans les milieux étudiants. « En 1968, cela explose, poursuit Patrick Marcolini. Les situs sont alors identifiés par les médias comme des acteurs à part entière de la révolte étudiante, et même un de ses moteurs. »

Debord déborde

Après la dissolution de l'IS par Debord, et le retrait de celui-ci, à l'étranger d'abord puis dans sa maison de Haute-Loire, c'est la contre-culture qui s'est chargée de véhiculer, de façon souvent aseptisée, vidés de leur contenu, les concepts situationnistes. Le décès de Debord, en 1994, viendra renverser la tendance et lui donner une nouvelle visibilité. Patrick Marcolini : « Aujourd'hui, dans le grand public, les idées "situ" se sont diffusées et éparpillées, avec toutes les dénaturations que cela suppose. C'est devenu un label de rébellion, de radicalité. Debord et les situs connaissent cependant une postérité plus féconde dans la mouvance de l'ultragauche : les altermondialistes, les anarchistes, les autonomes, les partisans de l'auto-organisation et des conseils ouvriers… »

Mais on lit et on cite aussi Debord aujourd'hui dans les cercles dirigeants : les milieux de la communication, les médias, la politique, même les écoles de guerre. Paradoxal ? Pas si sûr, estime Patrick Marcolini, « les tenants de l'ordre pouvant trouver, dans un traité comme La Société du spectacle, écrit pour servir un travail révolutionnaire, des pistes pour maintenir le pouvoir en place ». Preuve ultime, peut-être, de la vitalité préservée de la pensée de Guy Debord.

Source : telerama.fr

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