lundi, 30 avril 2018 11:00

Chronique technosceptique n°2 : le technolibéralisme

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Van Pelt

À moins que vous ayez la chance de vivre dans un havre de paix et de volupté quelque-part loin en pleine nature, vous subissez la récente emprise de la technologie numérique dans tous les domaines de votre existence. Vous baignez dans la lumière artificielle, votre téléphone cellulaire vous possède et des hordes de zombis hallucinés déambulent dans les rues, les yeux rivés sur des écrans. La nouvelle vedette du moment est un pavé de fibre de carbone obsolescent et inrecyclable. Il a envahi votre domicile, a transformé votre lieu de travail et est devenu le nouvel assistant officiel de l’enseignant de vos enfants. Un saut dans le virtuel pour se remonter le moral est tentant, mais malgré l’avènement d’internet et de ses possibilités infinies, la vie que vous menez désormais à cheval sur deux univers ne vous rend pas plus heureux.

Fatalité ou signent d’une décadence pilotée? Intéressons-nous à la source philosophique de tous ces phénomènes : le technolibéralisme.



Le libéralisme

Le libéralisme – ai-je encore besoin de le rappeler –, avant d’être une idéologie économique  ou un parti dirigé par un bellâtre qui se costume sans arrêt, est une philosophie, soit une certaine conception du bonheur. Il définit le bonheur comme résultant de la recherche d’une plus grande liberté, laquelle liberté aurait pour condition l’absence d’entraves au désir individuel. Voilà comment, en une phrase ampoulée, nous pouvons résumer la ligne idéologique dominante du monde contemporain. Pour être franc, peu de gens comprennent ce que ça veut dire ou ce que ça implique. Pourtant, elle exprime un raisonnement des plus désespérément immature : «moi j’fais parce que moi j’veux, pis’ chuis content ! ».

«S’affranchir des entraves», c’est détruire toutes les limites, psychologiques, légales ou morales qui s’appliquent à l’individu pour qu’il puisse avoir la liberté de vivre selon ses propres principes. Les conséquences historiques de cette lente remise en question des limites au Québec s’observent notamment dans la disparition du socle moral et spirituel commun après la chute de l’église catholique et le déclin du sentiment d’appartenance nationale qui succéda l’échec au référendum sur l’indépendance. Désormais seul et voué à lui même dans la société du spectacle et de l’immanence, l’individu déraciné et déspiritualisé recherche le bonheur dans la consommation. Marché et libéralisme sont devenus des synonymes. 

Il faut rappeler que cette volonté d’assouvissement du désir de tout à chacun tire sa source de la frustration, soit le sentiment du manque. Le pire de tous les sentiments selon l’individu libéral qui est avant tout un être corporel hanté par son propre affect. La consommation ayant réduit son désir à l’acte d’achat, la marchandise est devenue le premier remède à la frustration. C’est désormais la vision du bonheur qui est tout entière contenue et consommée dans le produit de consommation.

Le capitalisme libéral se nourrit de la frustration. Il a toujours quelques profits à faire sur les bas instincts humains. C’est pour cela que les luttes progressistes ont toujours bénéficié au capital. Exploiter les revendications d’un peuple frustré, détourner sa cause pour développer un marché permissif associé à des produits de consommation (féminisme/cigarette, jeunisme/vêtements, colère ethnique/rap, stérilité/sperme…) et en récolter les bénéfices, c’est le logiciel libéral-libertaire identifié et théorisé dans l’excellent Capitalisme de la séduction[1].

 

En résumé, le libéralisme, c’est l’exaltation de la liberté à tout prix et de la jouissance sans entrave parée des vertus du progrès. S’il pourrait procurer un semblant d’essors aux petites et moyennes entreprises, dans les faits, il ne fait guère plus que le bonheur de l’hyperclasse capitaliste. Aujourd’hui, il s’incarne dans la marchandise et parle le slogan.


Vous avez dit techno- ?

Le technolibéralisme, ce n’est ni plus ni moins que du libéralisme agrémenté de technologie.

Parmi les principes fondamentaux du technolibéralisme cités par le sociologue Adam Fish dans son livre technoliberalism, nous retrouvons tous ceux du libéralisme économique classique plus de nouveaux qui intègrent la composante technologique. D’abord l’idée que la libre expression devient tributaire d’internet et des technologies de la communication – idée à laquelle il faut accorder du crédit sur LBDP s’il l’on veut faire preuve d’honnêteté intellectuelle- et celle selon laquelle les nouvelles technologies doivent être valorisées face au maintien du statu quo.

 

En intégrant la technologie à son concept, le libéralisme l’associe par conséquent à toutes les notions qu’il contient : désir, quête de liberté, modernité. L’idée centrale du technolibéralisme c’est que la liberté et le progrès sont consubstantiels à l’outil technologique.

 

L’horizon indépassable de notre temps

L’erreur serait de penser que la numérisation généralisée de notre environnement et son impact sur notre mode de vie ne sont que les conséquences logiques du progrès en marche. À moins de croire que tout est écrit d’avance, on comprend que le virage technologique pris par notre société n’avait rien d’inéluctable. Le mode de production capitaliste, les décisions politiques en faveur du secteur numérique ou notre vision fantasmatique d’un avenir aux allures de films de science-fiction sont autant de facteurs qui nous ont poussés dans cette voie. L’ensemble de ces facteurs découlant, selon moi, de l’idéologie, elle-même produit d’une certaine perspective sur le monde. Mais de là à dire que nous y étions prédestinés, non.

Éric Sadin, Philosophe et auteur de la Silicolonisation du monde - l’irrésistible expansion du libéralisme numérique déplore cette tentative de «colonisation du monde» amorcé par les géants de la silicon valley[2] :

 

«La «silicolonisation», c’est la conviction que ce modèle représente l’horizon indépassable de notre temps et qui, de surcroît, incarnerait une forme lumineuse du capitalisme. Un capitalisme d’un nouveau genre, paré de «vertus égalitaires» car offrant à tous, du «start-upper visionnaire» au «collaborateur créatif», en passant par «l’autoentrepreneur», la possibilité de s’y raccorder et de s’y épanouir. Mais dans les faits, c’est un modèle civilisationnel fondé sur la marchandisation intégrale de la vie et l’organisation automatisée de la société qui en train de s’instaurer à grande vitesse.»

Éric Sadin – Libération (2016)

 

La numérisation du monde est donc un projet éminemment idéologico-politique téléguidé par des forces d’argent colossales.

 

Les technolibéraux

Les technolibéraux sont les promoteurs du virage technologique. Ils sont cadres de l’industrie numérique, publicitaires, politiciens, universitaires, chefs d’établissement scolaire, enseignant, gamers (= consommateurs) ou simples amateurs de nouvelles technologies (= consomateurs). Ils encensent l’objet numérique, le vendent ou le consomment. Ils le considèrent, sans aucune espèce de nuance, comme le véhicule qui transportera l’Homme vers un avenir utopique. Ils ne remettent rien en question, car pour eux, vivre avec la technologie est un passage obligatoire et une réalité factuelle aussi indéniable qu’immuable. Ils se divisent en deux catégories : les conscients et les inconscients.   

Les premiers sont ceux à l’origine même de l’objet numérique. Ce sont les concepteurs et les cadres des entreprises géantes de la Silicone Valley. Ceux-là mêmes qui rêvent que leurs produits se retrouvent entre les mains de chaque écolier du monde, alors qu’ils envoient leurs enfants à l’académie Waldorf Steiner[3][4], une école sans technologie ni écran. La naïveté nous ferait croire qu’ils sont victimes de leur propre foi en la technologie ou que seul l’appât du gain guide leurs actes, mais le monopôle croissant qu’ils acquièrent pourrait, à juste titre, faire croire davantage à une quête de pouvoir. Hypothèse vicieuse s’il en est, toujours est-il que le contrôle que procurent les derniers bijoux de création numérique (géolocalisation, pucage, capteur, reconnaissance faciale et digitale) rappelle celui que Big Brother exerce dans un roman d’anticipation bien connu et ça n’échappe pas aux analystes.

Les consommateurs, les fans et tous les acteurs de la promotion du numérique, eux, sont les pauvres imbéciles manipulés par les slogans et les promesses de la publicité. Les ignorants utiles à un système qui crée l’amalgame entre marchandise et progrès dans l’inconscient collectif. On les reconnait par l’affligeante pauvreté de leurs arguments, une tendance à invoquer systématiquement le réel pour légitimer la gadgetisation et un consumérisme maladif. Le genre à s’emporter si vous osiez critiquer leur chère petite tablette chérie tellement leur vie et leur épanouissement s’y résument.


Quelques technolibéraux

Au Québec, le premier des technolibéraux n’est autre que notre cher premier ministre. Fan de Star-Trek et grand acteur politique du virage technologique, il ne rate jamais une occasion de rappeler que la société[5] comme l’école doit se numériser[6]. Jamais avare de commentaires provocateurs, celui-ci annonce en grande pompe la victoire anticipée de la révolution numérique dans le magazine L’actualité :

 

«Tous les mouvements qui ont tenté de bloquer le progrès technologique ont échoué.» 

Philippe Couillard -  L’actualité (2018)

 

Thierry Karsenti, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les technologies de l'information et de la communication (TIC) en éducation, incarne le lobby universitaire du numérique à l’école. Un jour sceptique[7], un autre très optimiste[8], il tente de légitimer l’usage de l’iPad d’Apple dans les écoles du Québec malgré toutes les recherches qui démentent leur efficacité, à commencer par le rapport PISA de l’OCDE[9]. Ses rapports et ses conférences sont de vastes publicités pour la marque à la pomme payées avec l’argent du contribuable. Même si l’intéressé dément, on payait 75 CAD il y a quelques années pour assister à ses exposés au «sommet de l’ipad». Alors, chercheur ou de mèche avec les équipementiers?

Un dernier pour la route : le bloggeur, chroniqueur au JDM et homme politique CAQuiste Mario Asselin. Ce dernier peut certainement se féliciter d’avoir distillé le poison technolibérale dans le plus de publications au Québec. Outre ses petites poussées extatiques dans les journaux-poubelles, il est également administrateur à L’institut de Gouvernance Numérique (IGN)[10]. La gouvernance numérique, c’est «une gestion ouverte de l'information permettant [aux gouvernements, aux entreprises] de prendre des décisions éclairées grâce aux données probantes que les outils numériques peuvent […] apporter». Comprenez «les pleins pouvoirs à Big Data».

 

Petit glossaire technolibérale

Voici quelques expressions que vous ne manquerez pas d’entendre si vous tombez sur un technolibéral. Si c’est le cas, ne gaspillez pas votre salive : cette personne est perdue!

- « Que vous le vouliez ou non…»

- « Les technologies qui sont celles d’aujourd’hui»

- « Il faut entrer dans le monde moderne»

- « Il faut vivre avec son temps»

- « On a pas le choix! »

- « Il faut correspondre au XXIe siècle !»

- « C’est une réalité! »

- « Ça concerne tout le monde! »

- « Moi aussi, au départ, je ne voulais pas, mais…»

- « Une évolution incontournable »

- « C’est le progrès!»

- « TECHNOPHOBE!  »

- « RÉACTIONNAIRE!»

- « TU PENSES COMME UN VIEUX!»



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